L’énigme du textiel littéraire

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L’énigme du textiel littéraire
Clémence Jacquot (Université Montpellier 3, Praxiling)
et Marc Jahjah (Université de Nantes, L2SN)

Résumé

Nous travaillons la notion de « textualité numérique » à partir d’un corpus d’œuvres littéraires conçues par la maison d’édition Publie.net. Dans une démarche ancrée, communicationnelle et stylistique, nous relions trois niveaux (les coulisses de l’œuvre, sa matérialisation et la performance du lecteur) pour mettre au jour les enjeux de cette textualité, d’un point de vue social, technique et cognitif. Nous montrons notamment que ces dispositifs mettent en tension les acteurs qui les conçoivent et les obligent à expliciter leur projet, sans lequel le lecteur (convoqué, idéalisé) se trouverait dérouté. Disséminés dans l’espace de lecture, les signes de « l’intention éditoriale » doivent lui permettre de résoudre l’énigme posée par des œuvres littéraires revendiquées comme expérimentales. En décrivant un tel processus, nous forgeons de nouveaux concepts à même d’enrichir la compréhension de la textualité numérique.
Mots-clés : textiel, textualité, édition, livre, autorité, numérique


Sommaire


Dans cet article, nous proposons d’interroger la « textualité numérique » à partir d’un corpus d’oeuvres littéraires publiées dans la maison d’édition Publie.net. Cette dernière s’illustre depuis une dizaine d’années par les expérimentations littéraires qu’elle mène sur les supports numériques. Elle nous apparaît pertinente et nécessaire pour travailler la question de la textualité numérique.

Nous proposons de la saisir à partir du concept de « textiel », tel qu’il est travaillé depuis le début des années 2000 par des collectifs de chercheurs et chercheuses en Sciences de l’Information et de la Communication. Comme nous le verrons, ils désignent par « textiel » les propriétés souvent imperceptibles ou inaperçues du texte à l’écran, pourtant capables de remanier profondément mais discrètement notre rapport à notre patrimoine, notre culture, nos habitudes, nos procédures de travail.

Pour rendre compte de son épaisseur dans un corpus d’œuvres littéraires textialisées Poreuse de Juliette Mezenc (2012) ; La Croisée des marelles d’Isabelle Pariente-Butterlin et Louise Imagine (2013) et Le Twictionnaire des e-dées reçues de Mahigan Lepage et al. (2013) , nous avons opté pour une méthodologie qui tienne compte des leçons épistémologiques du textiel. Nous adhérons à ce concept et en mesurons l’intérêt potentiel. En choisissant de nous inscrire dans une démarche radicalement ancrée, nous n’en faisons cependant pas un modèle théorique a priori : nous nous en servons comme d’un concept sensible, qui témoigne de nos inclinaisons épistémologiques, sans qu’elles ne déterminent l’analyse. C’est pourquoi le concept bénéficiera des apports du terrain et s’en trouvera en partie infléchi.

Ainsi, nous articulerons trois niveaux d’analyse qui nous permettront de forger de nouveaux concepts pour penser l’espace éditorial : non seulement le livre tel qu’il apparaît publié et que nous appellerons la scène éditoriale (ou la « figuration » du textiel), mais aussi ses coulisses (« préfiguration ») pour en saisir sa complexité anthropologique, sémiotique et sociale. Enfin, nous esquissons un programme pour identifier le travail du lecteur (« performance[1] »), qui s’efforce de comprendre le fonctionnement problématique et non stabilisé du texte à l’écran. En d’autres termes, résoudre l’énigme posée par le textiel littéraire.

1. Cadrage théorique

a. Définition du textiel

i. Quatre contributions historiques pour définir le textiel

Le concept de « textiel » a déjà bénéficié de plusieurs vagues d’apports théoriques, sans toutefois faire « école ». Pour des raisons complexes, on lui a en effet préféré les notions de « texte numérique » ou de « livre numérique ». Contrairement au « textiel », elles souffrent cependant d’un certain manque[2]de conceptualisation qui ne permet pas de les manier scientifiquement. Avant de mobiliser ce concept, nous synthétisons ses développements historiques pour éviter de le réifier dans des formules ou dans une instrumentalisation ignorante d’un contexte qui précise les conditions de son usage. Nous maximiserons ainsi les compatibilités théoriques et disciplinaires lorsque nous aurons à forger nos concepts.

Le « textiel » apparaît d’abord dans un travail mené en 2003 par un collectif de chercheurs et de chercheuses dirigé par Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle le Marec[3]. Face à un objet inédit mais qui commence à se banaliser - le texte à l’écran -, le collectif souhaite se doter d’un concept capable de rendre compte de ses spécificités. Travaillant à partir d’un corpus hétéroclite (sites reliés à la BnF, courriels d’étudiants, textes sur les OGM), il définit le textiel à l’intersection du technique, du sémiotique et de la pratique : c’est un objet symbolique qui circule et participe des échanges sociaux. Pour cela, il tire parti des propriétés du support informatique et de sa scène dans ses modalités corporelles (cliquer sur un lien, copier/coller), spatiales (organisation d’une page web), matérielles (recours à une souris, un écran), interprétatives (anticipation des attentes, habitudes, normes des lecteurs) et énonciatives (attribution d’une place aux uns et aux autres : auteur, lecteur, etc.).

En 2004, Emmanuel Souchier coordonne un numéro de Communication et Langages sur cette même question : « Du document numérique au textiel ». Il réaffirme le programme du premier collectif en insistant sur la dimension située de l’interprétation à l’écran : le signe passeur, appelé communément « lien hypertextuel », s’inscrit toujours dans le programme d’activité d’un lecteur donné. Dans cette perspective, le textiel est pensé comme l’une des formes contemporaines du texte ; comme un « dispositif médiatique » qui distribue des rôles, anticipe des normes, construit l’interprétation. Étudier le textiel revient ainsi à prêter attention à sa conception, à sa matérialisation et à son appréhension : il n’est jamais donné, mais construit et apparaît dans le tissage entre les instances qui s’en emparent, le travaillent.

En 2007, un nouveau collectif[4]poursuit ce programme en l’appliquant encore une fois à plusieurs terrains (un logiciel de gestion de l’information, une salle de rédaction, etc.). Le textiel y est défini comme un texte-outil sollicitant le lecteur, lui proposant des hypothèses d’usage et amenant toute une gamme de métiers à s’y adapter progressivement. Par conséquent, c’est un objet actif qui fait réagir à plusieurs niveaux.

Nous retiendrons de ce parcours les éléments suivants :

  • Le textiel est une des formes de notre contemporanéité textuelle ;
  • il articule des strates techniques, sémiotiques, pratiques ;
  • il traduit l’anticipation de normes culturelles et des habitudes de lecture ;
  • il est à saisir au carrefour de la conception, de la matérialisation et de la manipulation du texte ;
  • il amène des professions ou des métiers à s’adapter à ses spécificités ;
  • il distribue des figures auctoriales (l’auteur, le texte, l’éditeur, etc.) dans l’espace éditorial.
  • il propose des hypothèses sur son fonctionnement.

ii. Le textiel dans le cadre d’une démarche ancrée

C’est un concept particulièrement utile et fertile pour penser notre objet de travail (monnayant des ajustements et précisions) : la maison d’édition Publie.net, qui s’est spécialisée dans la conception de textes expérimentaux pour les écrans. En effet, ces derniers sont souvent accompagnés de modes d’emploi et de notices explicatives pour le lecteur qui traduisent les effets implicites, potentiels ou supposés du textiel. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’il travaille de manière discrète mais décisive aussi bien la scène du livre (sa figuration) que ses coulisses (sa préfiguration) et son appropriation par un lecteur ou un usager (sa performance).

Nous mobilisons le concept de textiel dans le cadre d’une démarche ancrée (Strauss, 1994) : nos travaux sur les coulisses de Poreuse, une œuvre numérique du catalogue Publie.net, nous a fourni des observables et des concepts pour penser l’actualisation du textiel. Nous aimerions l’éprouver grâce à un corpus élargi à d’autres œuvres (Poreuse, La Croisée des marelles, Le Twictionnaire des e-dées reçues) grâce à des échanges continus avec l’éditeur sur la spécificité de ses textes. Nous tenterons de poser ici les bases d’une analyse pluridisciplinaire qui nécessite bien sûr une orientation épistémologique à partir d’outils forgés par nos disciplines[5]. Ils ne

b. Présentation du corpus

i. La maison d’édition Publie.net

Nous travaillons depuis quelque temps déjà (Jacquot et Jahjah, 2018a, 2018b) sur la maison d’édition Publie.net. Fondée en 2008 par François Bon, elle se présentait à l’origine comme une coopérative d’écrivains où chacun proposait ses compétences (de relecture, de correction, de graphisme, etc.) pour éditer des textes repérés sur le web. Une démarche parfaitement décrite dans un rapport de recherche :

On retrouve dans les deux versants économique et littéraire de publie.net un visage à deux facettes, déjà visible dans son utilisation des réseaux sociaux : un organisme schizophrène chez qui les mains réfléchissent et le cerveau manipule, et inversement. Actions et théories s’imbriquent et se stimulent les unes les autres, fécondant la démarche publie.net et lui inséminant ainsi une identité originale, une ligne éditoriale qui se sert de ses erreurs pour mieux se dessiner.[6]Depuis 2012, date à laquelle était décrite la structure en ces termes, elle s’est routinisée jusqu’à la mise en place d’une chaîne éditoriale standardisée. Elle a également connu le départ de François Bon en 2013, qui a laissé l’aventure Publie.net entre les mains de fidèles pour écrire principalement sur et pour le web. L’esprit initial de Publie.net (une réflexion sur les supports et ce qui fait livre) est cependant toujours présent et irrigue encore aujourd’hui le travail qui y est mené.

Depuis 2008, plus de 500 livres ont été publiés avec des modalités éditoriales différentes : de la « simple » réédition de classiques, sans textialisation particulière, à l’expérimentation des potentialités du support numérique. L’ensemble des productions de Publie.net et son histoire invite à aborder ce terrain avec précaution et humilité : nous nous sommes pour l’instant orientés grâce aux travaux scientifiques de nos prédécesseurs et aux indications de l’éditeur qui nous ont permis d’identifier des observables pertinents.

ii. Le textiel comme horizon

Si Publie.net s’est rapidement illustré dans le champ éditorial, c’est notamment grâce au travail fait sur les propriétés du texte numérique ou textiel comme nous l’appellerons maintenant. La plupart des textiels de Publie.net sont aujourd’hui rassemblés dans une collection, « Temps réel ». Elle s’affirme comme un lieu d’expérimentations de la littérature contemporaine où se mêlent des textes dits « non-linéaires », « entre fictions et récits fragmentaires ».

Publie.net investit toutes les caractéristiques du textiel identifiées par les collectifs de recherche précédents (anticipation des habitudes de lecture, adaptation des métiers à ses spécificités, etc.) en les densifiant et les singularisant par le processus éditorial et littéraire. Contrairement aux terrains passés, qui ont servi à forger le concept de textiel, nous avons ici affaire à un régime concept s’explique par nos ancrages et nos inclinaisons théoriques qui nous poussent davantage à mener une anthropologie du texte, tel qu’il apparaît à l’écran, en tenant compte des trois niveaux décrits en introduction. d’écriture littéraire : il n’implique pas le même investissement textuel, en termes éditoriaux, auctoriaux, pragmatiques, stylistiques. Il cherche précisément à problématiser ou à discuter l’horizon d’attente des lecteurs en maximisant les potentialités des supports du texte.

iii. Un corpus de travail centré sur une équipe éditoriale donnée

Comme nous le précisions précédemment, Publie.net s’est peu à peu professionnalisé ou plutôt routinisé en 2012 autour d’un processus de travail et de figures bien identifiées : l’auteur.e, le/la préparateur/préparatrice éditorial.e et la conceptrice, Roxane Lecomte. Cette tripartition fait ressortir son rôle plutôt méconnu, de pures coulisses : il est cependant essentiel pour comprendre la fabrique du textiel, comme nous y invitait Emmanuel Souchier en 2004.

Pour avoir accès aux coulisses du textiel chez Publie.net, nous travaillerons sur une sélection de trois œuvres que nous présenterons plus bas ainsi que d’un corpus de courriels et de documents de travail (croquis, premières versions, brouillons, corrections, etc.) gracieusement diffusés par Roxane Lecomte et les auteur.e.s concernés. Nous avons également mené des entretiens préparatoires semi-dirigés dont nous nous servirons pour éclairer les différents enjeux et problématiques de fabrique du texte.

Conceptrice du textiel, Roxane Lecomte en pense la navigation, l’armature graphique, la compatibilité technique entre plusieurs supports et systèmes d’exploitation. Elle n’y intervient cependant pas toujours avec le même degré de présence et d’autorité. En effet, il arrive que des textes soumis à Publie.net aient déjà les caractéristiques du textiel : ils sont déjà « textialisés », pour ainsi dire. Dans ces cas, le rôle de Roxane Lecomte, qui consiste à transformer le textiel de l’auteur en textiel publiable, se voit en partie réduit et cantonné à la conception graphique. Dans le corpus présenté dans cet article, nous voudrions précisément rendre compte de cette présence et la comparer selon les niveaux de textialisation initiale.

iv. Publie.net au regard de trois de ses œuvres

Notre choix s’est porté sur trois oeuvres très différentes du catalogue Publie.net[7], mais dont le point commun est précisément le travail éditorial de Roxane Lecomte entre 2012 et 2018. L’ouvrage le plus emblématique du travail de textialisation mené par Roxane Lecomte est sans doute Poreuse de Juliette Mezenc (2012). À l’origine, Poreuse n’était pas écrit spécifiquement pour les écrans : elle a bénéficié d’un travail considérable de textialisation en étroite collaboration entre trois actrices : l’auteure, la préparatrice éditoriale et la conceptrice. L’équipe éditoriale de la Croisée des marelles (2013) reste la même : elle permet de vérifier et de généraliser les processus de textialisation identifiés dans Poreuse. Cet ouvrage d’Isabelle Pariente-Butterlin et de Louise Imagine avait en plus la caractéristique de présenter une relation texte/image scénarisée en geste à tourner dans un carrousel.

Le dernier ouvrage retenu fonctionne a priori comme un contrepoint des premiers : au contraire des deux autres, Le Twictionnaire des e-idées reçues de Mahigan Lepage et al. (2013) était au départ conçu et écrit comme un vrai textiel, en particulier grâce à la compétence technique de son/ses auteur/s. Le Twictionnaire est une collection dans la forme livre d’un ensemble d’énoncés produits collectivement sur Twitter, suite à un appel de Mahigan Lepage à rendre compte des stéréotypes sur la culture numérique[8]. Le passage d’un textiel à l’autre, de l’écrit de réseau au livre chez Publie.net, implique tout un jeu de métamorphoses textuelles et auctoriales. Ce passage montre combien le textiel est multiple : nous sommes ici face à plusieurs textiels qui s’ajustent l’un à l’autre en fonction du régime de lecture de chaque ordre discursif et formel.

Bien que très différentes, ces oeuvres permettent de spécifier le pouvoir d’action du textiel sur les ordres éditoriaux qui s’y ajustent, les acteurs qui y prennent part, les formes qui s’y déterminent.

2. Les coulisses du textiel : une « arène des possibles »

a. Quelles potentialités du textiel ?

Comment maximiser les potentialités du textiel tout en le rendant lisible pour un lecteur incarné ? Tel est l’enjeu principal de la maison d’édition Publie.net. Dès lors, le travail d’édition et d’accompagnement des auteur.e.s s’articulent en tension autour de ces deux pôles. Cette tension est particulièrement visible quand on rentre dans les coulisses de Poreuse, qui met en scène trois actrices : l’auteure (Juliette Mezenc), la préparatrice éditoriale (Christine Jeanney) et la conceptrice générale du textiel (Roxane Lecomte).

Poreuse est une œuvre qui, par son titre, annonce un récit choral. On y suit en effet le parcours de trois personnages qui s’entrecroisent et parfois s’aperçoivent. Elle ne fait pas pour ainsi dire le récit de leurs interactions, mais présente au contraire, le trajet singulier et autonome de chaque personnage. La porosité de Poreuse est finalement dans sa structure qui juxtapose chaque fragment de voix sans articulation explicite. Matérialisée par une couleur et un glyphe, leur singularité met à mal la linéarité[9] d’une narration traditionnelle et nécessite un dispositif technique qui permette de traduire la complexité structurelle du texte.

Dans sa version numérique, ce texte est « hybride[10]» parce qu’il ajoute un système complexe de navigation au texte initial de l’auteur via des liens hypertextes. Or nous verrons que cette simple caractéristique va avoir des conséquences très lourdes sur la fabrication collective du texte. En effet, un problème domine l’ensemble de la conception : faut-il intégrer, en plus de la concernées par l’élaboration du textiel (opposition entre le tressage des voix et la linéarité supposée du texte). On pourrait évidemment contester une telle conception dans ce contexte en tenant compte des acquis de la sémiotique et de l’histoire de l’écriture (Jack Goody, Anne-Marie Christin, Roy Harris, etc.). Dans une démarche compréhensive, nous relevons ces conceptions et tentons d’en saisir la teneur. construction polyphonique, un ensemble de liens hypertextuels pour « tresser » différemment le texte ? Autrement dit : faut-il faire du texte initial de l’auteure un textiel ? Si oui, à quel prix ? Le débat est explicitement posé dans le premier courriel de travail entre les trois actrices :

« [...] Longtemps (la première mouture remonte à plusieurs années, 6 ou 7 ans) que je vis avec Poreuse, je l’ai fait lire à plusieurs ami(e)s qui m’ont renvoyé ce que je pressentais : des passages qui valent la peine de s’acharner mais une structure dans laquelle on se perd un peu trop, cécile portier [...] avait trouvé les mots je crois « quelque chose dans ce texte de pas assez cousu ou pas assez déchiré » et c’est Christine [Jeanney, la préparatrice éditoriale] qui a trouvé the very bonne idée avec les liens internes.
Sentiment tenace que Poreuse (avec les multiples porosités entre les 3 perso et trajectoires) méritait d’être moins linéaire et je retrouve avec le dispositif Christinien ce qui a présidé à l’écriture, les va et vient entre les personnages, la circulation hasardeuse et les points de rencontre, les deltas et les resserrements, les jeux constants affluents confluents une vraie carte de géo avec méandres, couleurs et tout et tout, sur laquelle l’œil dérive et tricote ses propres lignes (souvent de fuite :).
Soucieuse cependant de préserver certains passages obligatoires… je tiens en effet à garder un semblant de trame narrative avec resserrement au niveau de la grande traversée [...][11]. »

Sont pointées dans ce courriel les questions qui demeureront jusqu’au bout problématiques dans la conception de Poreuse : la structuration polyphonique met à mal la linéarité traditionnelle, propre à la lecture d’un livre imprimé (matérialisée par le rythme de la tourne de page, par exemple). Le passage au textiel, par l’ajout d’hyperliens, tend à résoudre le problème posé par cette linéarité et à en créer de nouveaux, notamment : conserver une cohérence narrative forte.

Ces questions de fond sont travaillées collectivement par les différentes actrices, ainsi que nous le montrent leurs échanges par courriels[12]qui mettent en évidence une renégociation perpétuelle en interaction des rôles propres à chacune d’entre elles (la garantie du propos littéraire, de la validité technique, de la compréhension du lecteur, etc.). Elles nous ont amené à interroger et à modéliser ces rôles dans deux concepts : l’« arène des possibles » et « l’autorité distribuée » (Jacquot et Jahjah, 2018a et b). Nous en montrerons maintenant les enjeux à travers l’analyse de différentes oeuvres de notre corpus.

b. L’« arène des possibles » dans Poreuse : un aplanissement des occurrences du textiel ?

Ce premier concept peut être illustré à partir des courriels de travail de Poreuse. Rappelons- le : trois actrices (Juliette Mezenc, Christine Jeanney et Roxane Lecomte) ont travaillé sur cette œuvre de mars à octobre 2012 en cherchant à résoudre un problème principal : fabriquer un textiel sans fragiliser l’édifice narratif global. A priori, les rôles sont bien définis entre les différentes actrices du projet éditorial :

  • Juliette Mezenc, l’auteure, est la garante de son projet littéraire et de son sens (tant dans sa forme que dans son intention).
  • Christine Jeanney, la « préparatrice », est déjà intervenue sur le texte et le « suit » : elle fait l’interface technique et éditoriale avec la conceptrice.
  • enfin Roxane Lecomte, la conceptrice, s’occupe de la fabrique du texte numérique.

Par l’analyse du corpus des courriels, on s’aperçoit qu’il en est autrement : les rôles des différentes actrices sont en renégociation perpétuelle. Elles cherchent constamment à retrouver l’équilibre dans leurs interactions, alors qu’elles sont confrontées à des difficultés liées au textiel. L’enjeu de cette renégociation est en particulier d’identifier au cas par cas quelle est l’instance qui détiendra l’autorité : est-elle unique, plurielle, diversifiée selon les questions et les tâches ?

Outre cette variation des rôles, la situation de communication elle-même tend à évoluer. Si on s’intéresse à la dynamique d’interaction dans ces échanges, on constate que la négociation vise particulièrement à aplanir les difficultés de compréhension entre les interlocutrices sur ce qu’est ou devrait être le textiel. C’est ce que montre l’extrait de courriel suivant :

« Bon, je tente de récapituler à mail haut : on a un texte avec trois voix. […] On peut aussi penser que c'est poreux en soi à cause de cette fragmentation et que la construction via les liens fous n'ajoute rien à l'affaire. Donc une version lisse, linéaire est possible. Mais je ne sais pas comment dire ça, j'ai l'impression qu'on passe à côté de quelque chose, qu'il y a quelque chose de bancal ou d'inabouti si on laisse les fragments à la queue leu leu.[13] »

Dans cet extrait, Christine Jeanney opère un cadrage[14] des éléments de langage qui sont censés être partagés (en gras dans le texte), comme le souligne l’expression « récapituler à mail haut ». Paradoxalement, la tentative de faire consensus par la synthèse manifeste plutôt une incertitude (en italique dans le texte) : « j’ai l’impression qu’on passe à côté de quelque chose… ». Elle montre que chaque choix opéré collectivement relance le débat sur des risques potentiels, des regrets, des occasions manquées.

Dans cette perspective, des arguments d’ordre divers interviennent, qui anticipent notamment des contraintes de lecture et les attitudes postulées du récepteur. Ces arguments, nous les qualifions de « possibles » parce qu’ils anticipent des problèmes potentiels de type :

  • intentionnel' (les propositions de conception sont-elles en accord avec l’intention de l’auteure ?)[15] ;
  • structurel (l’esprit du texte est-il respecté ?)[16] ;
  • technique (les choix éditoriaux fonctionneront-ils ?)[17] ;
  • interprétatif (le lecteur va-t-il comprendre ?)[18] ;
  • organisationnels (le temps de codage est-il compatible avec tous les autres livres en préparation simultanée ?).

Ils fonctionnent comme des ressources mises à disposition des créateurs pour répondre à ces diverses formes de contraintes et de gestes appris. Ils sont tous pensés comme des « garants » ou des « instances régulatrices » de l’expérience de lecture, c’est-à-dire des garde-fous qui visent à guider le lecteur et à éviter les problèmes identifiés. Enfin, si ces possibles sont des « discours d’autorité », ils ne sont pas pour autant autoritaires : ils s’équilibrent, se négocient, s’ajustent les uns aux autres.

À la lumière de ces éléments, nous pouvons redéfinir le « possible » comme le processus inférentiel qui permet de limiter les dysfonctionnements de l’espace éditorial et de maximiser ses vertus pour l’ensemble des acteurs qui s’en emparent. Les possibles sont donc des « occasions de faire sens », pour reprendre une définition des philosophes du langage (Laugier, 2009) ; pour autant, ces occasions sont toujours troublées par les aléas de la communication et les acteurs qui y prennent part. Ils s’organisent dans une « arène[19] des possibles », c’est-à-dire un espace social, langagier, médiatique, technique, éditorial où se font face des arguments et des situations de risque potentielles.

Dans cette perspective, le livre ou l’espace éditorial construits deviennent le miroir de ces débats. Étonnantes ou redondantes, certaines solutions traduisent précisément les forces exercées par les possibles. Par exemple, dans les différentes occurrences de Poreuse (ePub, mobi, PDF, livre imprimé) coexistent différentes configurations sémiotiques : des couleurs d’hyperliens qui signalent dans le textiel la présence d’une action possible et le fragment où mène le lien (bordeaux vers les fragments du personnage « Mathilde », orange vers ceux de « Guillaume », vert vers ceux de « Jacques »), des glyphes, en tête de chaque fragment, qui ont la même fonction d’identification. De plus, dans la version imprimée apparaissent aussi des polices de caractères différentes pour chaque personnage, qui prennent en charge les mêmes fonctionnements sémiotiques que les deux précédents. On pourrait penser qu’ils font double emploi, mais ce n'est pas le cas : le glyphe vient suppléer l'impossibilité de lire une couleur sur le support liseuse[20].

Fig. 1 - Notice de Poreuse (version iBooks) explicitant les différents configurations sémiotiques

Autrement dit : le textiel apparaît non seulement comme la manifestation des débats entre les acteurs, mais aussi comme la traduction de la force exercée du possible technique sur tous les autres. Il rend implicitement visible et compresse en même temps la superposition des plans de sa mise en œuvre : le fantôme de l’occurrence de Poreuse pour liseuse est présent dans la mémoire de l’occurrence de Poreuse pour tablette (le fichier ePub).

Cette solution, qui comprime les plans de l’espace éditorial, n’est pas toujours retenue selon les projets. Nous proposons ci-dessous une exploration d’une autre « arène des possibles » avec La Croisée des Marelles, pour illustrer la diversité des cas et la pertinence du concept, qui permet de travailler un empan de situations.

c. La Croisée des Marelles : le triomphe des possibles techniques

La Croisée des marelles est un ouvrage à quatre mains puisqu’il est co-signé par Isabelle Pariente-Butterlin (texte) et Louise Imagine (photographies). Conçu comme textiel par la même équipe éditoriale que Poreuse (Christine Jeanney et Roxane Lecomte), cette œuvre présente la caractéristique de mêler 26 textes, 36 images et une vingtaine de fichiers audio, comme autant de fragments à combiner les uns aux autres et de « possibles » à explorer et à articuler.

Contrairement à Poreuse, La Croisée des marelles est d’emblée présentée par ses auteures comme une œuvre déjà textialisée, dont le processus de textialisation a fait l’objet d’un travail continu.

« Marelle : ce jeu qui est performance physique, parcours aux règles précises, et qui reste comme un rêve d’enfance… Croisée : deux femmes qui ont choisi Internet comme leur lieu premier de création artistique et de réflexion. [...]
Si « La croisée des marelles » a cette force et cette invention, c’est qu’il ne s’agit pas de textes écrits sur des images, ou le contraire : les images et les textes, pendant des mois se sont échangés, se sont croisés dans les méandres d’internet et des courriers électroniques. Ils sont passés par les dropbox, ont été au centre des conversations et des rires partagés, des conversations téléphoniques, et ils ont peu à peu commencé à prendre forme sur le blog ilpleuvrademain.com qui les a accueillis. Ce qui s’est scellé peu à peu était la proximité de deux regards portés sur le monde, présente dès les premiers échanges, et peu à peu déployée au travers des émotions, des impressions, des souvenirs[21]. »

La textialisation apparaît nettement dans cette description des processus d’élaboration : les allers-retours communicationnels entre les actrices permettent de déplacer leur topologie cognitive et de préciser la forme complexe de leur collaboration. Plus précisément, nous avons affaire à des strates de textialisation, de l’élaboration progressive des deux auteures à la conception de Roxane Lecomte.

Le principal problème posé par la textialisation porte sur l’interopérabilité des versions du texte. C’est pourquoi différentes variantes existent aujourd’hui, qui sont censées répondre aux spécificités propres à chaque support (liseuses, tablettes, ordinateurs) ou à chaque espace de lecture (logiciels multiples et spécifiques sur un même support). Dans sa version dite « interopérable[22] », les fragments textuels sont classiquement juxtaposés à une ou plusieurs images, comme c’est le cas dans un livre imprimé :

Fig. 2 - La Croisée des marelles (version interopérable sur iBooks)

Dans la version spécifiquement conçue pour iBooks, un carrousel situé en haut de l’espace de lecture permet de naviguer de fragments en fragments grâce à l’activation hypertextuelle des images correspondantes :

Fig. 3 - La Croisée des marelles et son carrousel (version iBooks sur iPad)

Ces versions sont des occurrences d’un même type : l’œuvre de l’auteure. Elles ont fait l’objet d’une adaptation simultanée en fonction des spécificités de chaque support et espace de lecture, en vertu d’une tension préalablement identifiée chez Poreuse : maximiser les potentialités du textiel sans menacer la lecture pour des usagers qui n’auraient pas les supports adaptés. En témoigne la description de l’œuvre sur le catalogue de Publie.net en 2013 :

« [P]lusieurs versions existent pour cet epub. L’une est exclusivement réservée aux appareils de lecture supportant iBooks (iPhone et iPad). Cet ePub est assez lourd : pour ne pas rencontrer de problèmes lors de votre téléchargement, nous vous conseillons de télécharger ce livre depuis votre ordinateur, de le glisser dans votre iTunes et de le synchroniser avec votre iPad. L’autre version est interopérable et peut être lue sur tous les supports. Les morceaux audio sont en libre écoute à cette adresse[23] ».

Entre Poreuse et La Croisée des marelles, la résolution de la problématique de Publie.net ne se fait pas de la même façon. On peut en rendre compte grâce au concept d’« arène des possibles » : si Poreuse trouve une solution médiane entre tous les supports et espaces de lecture (Jacquot et Jahjah, 2018b), il n’en est pas de même avec La Croisée des marelles. Comme elle l’explique dans une note de travail publié sur son blog[24], sa conceptrice a cherché à tirer profit sans compromis des potentialités permises par le logiciel iBooks d’Apple (en l’occurrence le carrousel). Cette version peut être comprise comme une solution radicale qui manifeste l’impossibilité de résoudre un problème identifié pour chacun des supports. L’articulation des régimes sémiotiques (texte, image, son, etc.) et sa dynamique interactive (l’inclusion du corps et du geste) semble redistribuer indéfiniment la carte des possibles. Ainsi, les arènes s’excluent mutuellement et jouent les unes contre les autres.

Cette solution n’est cependant pas idéale, elle se révèle même partiellement insatisfaisante : si l’on prend en compte la dimension vécue, émotionnelle de l’expérience du textiel, on se rend compte qu’il génère également de la frustration. Dans un entretien daté du 14 mai 2014, soit un an après la conception de La Croisée des marelles, Roxane Lecomte revient sur son découragement face au textiel :

« Au bout d'un moment donné tu veux faire des choses, c'est pas possible, t'as des contraintes d'interopérabilité, moi ça me saoule, ça me saoule parce qu'y'a des clients, même des auteurs, parlons de Publie.net, y'a un rabat joie qui dit soit on fait qu'un projet pour l'iPad, soit pour l'iPad, le web, [...] soit on fait interopérable et je fais plusieurs versions parce que j'ai la possibilité de le faire. [...] j'essaie de donner des outils pour que les gens puissent accéder à tous les morceaux [d’un] livre mais là j'ai [parfois] 5 versions. Une version ePub, une version sans audio, une version Mobi., tu vois au bout d'un moment… Alors que si c'était un vrai format standard, ça passerait partout. Là je suis au bout de ma limite [...] nous un moment donné on s'avoue vaincus [...] »

Pour revenir au concept d’« arène des possibles », nous voyons que les possibles techniques et organisationnels (l’interopérabilité des versions, les différents supports mobilisables, l’ajout de typographies, glyphes, images et fichiers audio), qui apparaissent socialement comme les éléments axiologiquement positifs et valorisables du textiel comme dispositif littéraire, viennent parasiter, voire court-circuiter les autres types de possibles, notamment interprétatifs et intentionnels.

d. Bilan partiel : qu’est-ce qu’une « arène des possibles » ?

« L’arène des possibles » permet de décrire et d’analyser la tension dans laquelle le textiel met l’ensemble des acteurs de chaque projet éditorial (auteur.e.s, préparateur.trice éditorial.e, conceptrice graphique et technique du textiel) : si le textiel répond à certaines problématiques (délinéariser le récit, travailler le fragment, inclure le lecteur, construire une intermédialité interactive), il en crée de nouvelles, notamment communicationnelles.

C’est également un objet qui est expérimenté, vécu dans la chair même et la sensibilité des personnes : le textiel peut générer de la frustration, de l’agacement et du découragement. Or, cette part sensible est loin d’être négligeable : elle a parfois conduit à adopter des routines et des procédures de travail pour maximiser les potentialités du textiel, parfois au détriment des possibles interprétatifs ou intentionnels (bouleversement de la structure initiale du texte, concurrence des versions en réception, etc.).

Nous voyons donc bien que ces arguments ou ces possibles accèdent au rang de « régulateurs », au même titre que l’auteure, la préparatrice, la conceptrice avec lesquelles ils entrent en négociation. Ils « agissent », ont littéralement une force d’action et tantôt triomphent, tantôt sont instrumentalisés pour faire valoir une trajectoire éditoriale, que ce soit en convoquant un lecteur à venir qui pourrait en être incommodé, ou des supports techniques potentiellement problématiques. La figure suivante rend compte des possibles que nous avons identifiés jusque- là à la lecture de nos corpus de courriels :

Fig. 4 - Dans les « coulisses » du textiel : schématisation de l’arène des possibles

Rappelons que ces possibles ne sont explicitement visibles qu’à partir des « coulisses » du textiel. Le passage des coulisses à la scène permet d’en actualiser ouvertement certains, par un certain code. Nous proposons l’exploration de leurs spécificités à partir d’un nouveau concept : l’autorité distribuée.

3. Sur la « scène » du textiel : une autorité distribuée

a. L’autorité distribuée : penser la scène éditoriale

i. Arrière-plan épistémologique et définition

La notion de « distribution » a été proposée dans le cadre d’un renouvellement des théories sur la cognition humaine. En proposant le concept de « cognition distribuée », repris aujourd’hui par l’analyse du discours numérique (Paveau, 2017), un certain nombre de chercheurs et de chercheuses ont voulu dépasser l’approche internaliste et neurologique de la cognition en faisant valoir ses propriétés externes, déjà identifiées par des penseurs comme Peirce et Wittgenstein (Chauviré, 2015).

La distribution dans la cognition rend visible l’ensemble des artefacts qui participent de son existence, de son maintien, de son expansion dans l’environnement d’une personne. Ainsi, des objets comme des post-it, des calendriers, des journaux, des listes sont reconnus comme des actants à part entière dont les caractéristiques propres ne peuvent plus être négligées par l’analyse. Ils rentrent littéralement en interaction avec les sujets qui s’en emparent. C’est pourquoi la cognition est dite « distribuée » : elle n’est plus située dans un cerveau ou dans un corps donnés mais s’externalise dans un ensemble d’espaces et d’objets. À la suite de la « cognition distribuée », nous proposons donc de parler d’« autorité distribuée », qui prend pour point de départ l’idée que l’autorité n’est pas uniquement dans la chair d’un auteur mais dans un ensemble d’entités actualisées.

ii. Le passage des « coulisses » à la « scène » : une actualisation des possibles

Pourquoi parler d’autorité ? En tant que texte littéraire, on s’attend à trouver un possible intentionnel actualisé lors du passage des « coulisses » à la « scène », comme en témoigne le nom de l’auteur qui signe le livre sur sa couverture. Cette « fonction-auteur » (Foucault, 1994) garantit l’intentionnalité et préfigure la réception de l’œuvre à travers un pacte de lecture. Cette fonction est une instance régulatrice qui permet de juguler les excès interprétatifs ou, dans une perspective sémiotique, d’éviter que l’interprétant ne soit trop dynamique (Eco, 1994). Or, comme nous l’avons montré avec le concept d’« arène des possibles », les instances régulatrices du textiel littéraire sont plurielles. Des coulisses à la scène, ces possibles sont matériellement actualisés et apparaissent sous la forme de signes, de parcours de navigation, d’une structure éditoriale, de recommandations techniques ; ce sont les choix faits par l’équipe, après des débats intenses sur ce qu’il était possible ou non de faire.

Fig. 5 - Sur la « scène » du textiel : schématisation des actualisations opérées

iii. De l’intention auctoriale à l’intention éditoriale : problématisation des apports du textiel

Dans une perspective anthropologique et ethnographique, on ne peut donc pas faire de l’auteur le seul pôle intentionnel : à la suite de la théorie de l’» équité herméneutique » (Spoerhase, 2015), une diversité d’intentions (lecteurs, auteurs et dans notre cas d’autres types de possibles actualisés), doivent être prises en compte pour saisir la densité de l’objet textuel sur la « scène ». C’est en particulier ce qui permet d’analyser la complexité du pôle « actualisation intentionnelle », en accord avec la tripartition (scène/coulisses/appropriation) identifiée dans l’introduction.

L’autorité distribuée permet de rendre compte de la nature du textiel sur la scène éditoriale. Objet inédit, même s’il a été nourri par une longue histoire des formes textuelles, il n’est pas encore tout à fait stabilisé dans notre mémoire et nos pratiques de lecteurs. C’est un objet d’expérimentation à plus d’un titre (expérimentation de formes, de formats, de gestes) qui nécessite l’acquisition de compétences et de techniques cognitives, matérielles, corporelles dont on peut penser qu’elles sont la source de la résolution d’une énigme posée par le textiel littéraire (comment l’utiliser ? comment le faire « fonctionner » ? peut-on le détourner ? etc.). C’est peut-être pourquoi des modes d’emploi sont souvent intégrés aux textiels fabriqués chez Publie.net : ils nous apparaissent comme des symptômes d’un moyen donné par les acteurs de sa création pour reconstruire une « intention éditoriale », en plus d’une intention auctoriale à partir d’un faisceau d’hypothèses du récepteur[25]. La « distribution » dans « l’autorité distribuée » renvoie donc à l’ensemble des indices disséminés dans l’espace du textiel pour donner à l’une de ses instances (le lecteur ou l’usager) les moyens d’en apprécier toute l’épaisseur. C’est ce qu’un collectif de recherche avait identifié en parlant des hypothèses fournies par le textiel sur son propre fonctionnement[26].

Nous proposons maintenant d’expliquer grâce à l’exemple concret de Poreuse et du Twictionnaire des e-dées reçues ce sur quoi repose cette théorisation.

b. Poreuse : une herméneutique du textiel

Poreuse, nous l’avons vu précédemment, est un récit choral qui se présente d’emblée comme une énigme et un labyrinthe[27]. En effet, le texte est parsemé de signes (des glyphes) qui sont censés aider le lecteur à se retrouver dans son architecture complexe.

Fig. 6 - Extrait de la notice de Poreuse qui explicite l’équivalence entre glyphes et voix des personnages

Ainsi, à chaque glyphe correspond des fragments textuels attribués tantôt à un personnage, tantôt à un autre. Dans sa version textialisée, Poreuse intègre un système d’hyperliens qui entérine la structure polyphonique du texte et met à mal la linéarité traditionnelle. Tout, dans le paratexte et l’épitexte de Poreuse (courriels, notices explicatives, présentation de l’éditeur, etc.), renvoie à l’idée que nous aurions une énigme à résoudre (Jacquot et Jahjah, 2018a), c’est- à-dire un « jeu d’esprit mettant à l’épreuve la sagacité de l’interlocuteur qui doit trouver la réponse à une interrogation dont le sens est caché sous une parabole ou une métaphore[28] ».

Insistons : cette énigme ne se limite pas à une herméneutique du texte mais s’étend à une herméneutique du textiel. C’est alors que le lecteur (comme d’ailleurs l’équipe éditoriale) peut faire l’expérience d’une certaine frustration, comme nous le mentionnions plus haut, ou, au contraire, de la satisfaction propre à la résolution de l’énigme.

Indices de cette herméneutique du textiel : le mode d’emploi et les glyphes qui accompagnent le texte de l’auteur.

Fig. 7 - Notice de Poreuse (version IBooks)

Quel est le rôle de cette notice ? Elle est là pour éviter que l’interprétant soit excessivement dynamique. En d’autres termes : elle doit permettre au lecteur de s’y retrouver, non seulement dans le texte (celui écrit par l’auteur) mais dans le textiel, c’est-à-dire cet objet technique inédit qui n’est pas encore tout à fait stabilisé dans la pratique du lecteur.

Certes, elle explique les codes sémiotiques et tous les aspects susceptibles de perdre le lecteur dans le texte, mais elle donne également des éléments de fonctionnement de ce texte, dans ses modalités textialisées. Autrement dit : nous avons affaire à un « programme d’action » (Fontanille, 2009), un mode d’emploi stricto sensu voire une « règle » à suivre, au sens de Wittgenstein. En effet, elle propose un certain nombre de recommandations gestuelles et cognitives (« vous pouvez cliquer », « vous pouvez vous perdre », etc.) qui sont censées expliciter la manière de résoudre non seulement l’énigme du texte mais, bien plus, celle du textiel. Or, cet espace textialisé dysfonctionne. En témoignent d’abord les scrupules de l’équipe éditoriale dans leurs courriels (« ça va perdre le lecteur », « est-ce que c’est clair ? ») et le retour d’expérience d’un lecteur dont l’auteure se fait le porte-parole avec son message daté du 8 octobre 2012 à ses collaboratrices :

« Une petite question : te serait-il possible de modifier (un peu) la préface de Poreuse ? Je t’explique : un ami (et ce n’est pas le seul mais j’ai pu en discuter longuement avec lui) a essayé de lire l’e-pub, il pensait lire le récit de façon chronologique en tournant les pages (ce qui paraît effectivement plus logique) et lire les fragments en désordre s’il choisissait la lecture par liens internes… Il s’est senti très rapidement complètement perdu et n’a pas tardé à arrêter la lecture. Du coup, pas vu la possibilité de suivre un seul perso (ni la vidéo). J’ai relu la préface, elle me semble pourtant claire…[29] ».

Cette notice a donc fait l’objet de plusieurs élaborations, qui correspondent aux débats entre les actrices et aux retours des lecteurs, parfois perdus par le texte et le textiel. Il s’agit de donner aux lecteurs les moyens de comprendre comment fonctionne concrètement l’espace de lecture (sa scène). L’accent est mis en particulier sur l’apprentissage d’une gestuelle (cliquer, « tourner la page », choisir de « suivre un seul personnage » par exemple) et d’une intuition de lecture (comment appréhender la chronologie du récit fragmenté ? quel est l’« ordre » et le « désordre » des fragments textuels ? etc.), alors même que le textiel peut court-circuiter les habitudes des lecteurs (Jacquot et Jahjah, 2018b).

c. Bilan partiel : le statut des actualisations

Cette rapide mise à l’épreuve de l’autorité distribuée sur le corpus de Poreuse nous invite à préciser ce que nous appelions plus haut des « actualisations des possibles ». En effet, si les actualisations techniques (disponibilité des occurrences et interopérabilité des versions) et structurelles (conception matérielle de la trame du texte) sont données comme fixes lorsque le textiel paraît sous sa forme « définitive » (ou supposée comme telle) dans le catalogue Publie.net, les deux autres types d’actualisations le semblent moins. Certes, l’actualisation interprétative (compréhension du sens du texte et, plus largement, du textiel) est stabilisée ou resserrée, grâce aux outils mis à disposition du lecteur qui « balisent » au sens strict le parcours de lecture (notamment les notices et modes d’emploi du textiel). Mais comme toute expérience, elle est soumise aux aléas de sa réception : culture, compétences, normes, habitudes de lecture, etc.

Fig. 8 - Sur la « scène » du textiel : schématisation des actualisations opérées

En revanche, le textiel littéraire nous paraît rendre visible une de ses caractéristiques fortes : du passage des coulisses à la scène, on observe une matérialisation revendiquée de deux types d’intentionnalité. Celle de l’auteur bien sûr (qu’a-t-il voulu dire ? quel est son projet littéraire ?), mais également celle de l’équipe éditoriale au complet, que l’on pourrait exprimer ainsi : en tant que lecteur ou usager, qu’est-ce que le livre textialisé nous propose-t-il de faire ? Ces questions s’appuient sur la définition classique de l’intentionnalisme en herméneutique tout en intégrant ses révisions contemporaines :

« [Les intentions] sont des pro-attitudes dirigées vers l’action, c’est-à-dire des attitudes positives qui fondent la conduite de nos actions. Elles sont orientées vers la production de certaines réalités. Les intentions se forment au cours d’un processus décisionnel afin de rendre possible ou de faciliter l’exécution de certaines actions. (Bühler, 2015, p. 235)

Face à l’aporie de l’intentionnalisme auctorial (est-il réellement possible d’accéder aux intentions d’un auteur ?), les théories modernes en herméneutique (Bühler, 2011) se sont orientées vers une solution : l’intentionnalisme hypothétique. À l’inverse de l’intentionnalisme factuel (qu’est-ce qu’un auteur a voulu dire ?), elle s’oriente « vers la reconstruction d’hypothèses d’intention, que des récepteurs compétents peuvent formuler sur la base des indices textuels transmis. » (Spoerhase, 2015, p. 45). Elle déplace donc le centre de gravité intentionnel du seul auteur à l’auteur médiatisé par un lecteur. À la suite de l’intentionnalisme hypothétique, et compte tenu des spécificités du textiel, nous proposons d’étendre le pôle de l’actualisation intentionnelle centrée sur un auteur à une intentionnalité éditoriale (qu’est-ce que l’équipe éditoriale veut nous faire faire grâce au textiel ?).

Le concept d’intention éditoriale s’appuie bien évidemment sur la théorie de l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998, 2007) tout en la prolongeant : certes, elle prête une attention aux empreintes des corps de métiers et des supports qui portent la responsabilité de l’élaboration de tout texte. Mais en plus d’un potentiel indiciel, l’intention éditoriale dote ces empreintes d’une signification à interpréter pour le lecteur et sans laquelle l’énigme du textiel littéraire (l’herméneutique du textiel) reste entière. C’est pourquoi la notion de « distribution » est ici fondamentale : les indices sont distribués dans l’ensemble de l’espace éditorial. Ils ont une force d’action ; il appartiendra au lecteur de les assembler[30] pour comprendre le sens du textiel. Notre perspective rejoint ainsi celle de l’herméneutique philosophique pour qui l’acte de compréhension est un acte de jointure (Deniau, 2015) : il consiste à relier des parties au tout et à les synthétiser dans une vue synoptique (Wittgenstein). Autrement dit, le sens est un concept relationnel compris dans une structure spéculative. Ainsi, chaque signe postule un contexte qui, pour être compris, doit être relié à d’autres signes (Deniau, 2008). C’est ce que nous entendons par « intention éditoriale ».

L’exemple de Poreuse le montre bien : si la notice, ses glyphes, ses couleurs et ses hyperliens sont les traces de l’énonciation éditoriale du textiel, ils apparaissent également, dans le contexte interprétatif qui est le nôtre, comme les indices de l’énigme à résoudre, non seulement pour comprendre l’œuvre, mais pour manipuler l’objet en présence et identifier ainsi les indices disséminés pour pouvoir le faire. C’est le geste interactif (cliquer sur l’hyperlien, tourner la page, choisir un glyphe, etc.) qui permet l’appréhension d’un contexte à interpréter, en permettant l’exploration de l’ensemble des signes disséminés dans l’espace éditorial. Par conséquent, l’empreinte des corps de métiers est biface : elle est à la fois la traduction du résultat d’une négociation dans l’arène des possibles et l’outil qui permet au lecteur de comprendre la manière dont le textiel littéraire fonctionne. En témoignent les modes d’emploi (notices explicatives, préface, etc.) qui expliquent systématiquement comment fonctionnent les signes disséminés dans l’espace éditorial. Par rapport à l’édition imprimée, dont les objets (les livres) sont plus ou moins stabilisés dans nos pratiques séculaires, ils traduisent donc une conscientisation revendiquée comme fondamentale pour s’approprier le textiel lui-même.

L’exemple du Twictionnaire des e-idées reçues offre une entrée intéressante pour travailler et éprouver, en relation avec les autres types d’actualisations, la notion d’actualisation intentionnelle (auctoriale et éditoriale).

d. Le Twictionnaire de e-dées reçues : une mise en « scène » de l’actualisation intentionnelle ?

Le Twictionnaire des e-idées reçues est né d’un appel de Mahigan Lepage sur Twitter, auteur de plusieurs ouvrages déjà chez Publie.net. Le 22 juin 2013, il propose de recenser les lieux communs de notre époque au sujet de la culture numérique et de fournir comme dans un dictionnaire, parodié à la manière de Flaubert, un bon emploi de leur bon usage. Une semaine plus tard, les 218 tweets des 36 contributeurs sont compilés par Publie.net, suite à une proposition de François Bon pendant le processus. Ces tweets ont été, selon les mots de la préface, « remâchés » et « phagocytés », c’est-à-dire réécrits en partie, parfois mêlés les uns aux autres ou détruits. Quelques mois plus tard, Mahigan Lepage ouvre un blog sur Tumblr pour prolonger le « twictionnaire ». Ce prolongement prend la forme de discours parodiés, boursouflés de lieux communs sur la culture numérique, produits aussi bien par les journalistes, les dîners mondains, la vie ordinaire ou le monde universitaire.

i. Une intention auctoriale explicite ?

Ce processus est clairement explicité dans la préface du texte : elle rend visible l’énonciation éditoriale[31], l’ensemble des mains qui sont intervenues à la fois sur le texte et plus largement sur le textiel. Cette énonciation éditoriale rend bien visible deux types d’intentionnalisme : le projet de l’auteur du livre (Mahigan Lepage et al.) et celui de l’éditeur. Le premier est notamment manifeste dans une capture d’écran d’un tweet de l’auteur, située au frontispice de la préface :

Fig. 9 - Capture de la préface du Twictionnaire des e-dées reçues, Publie.net

Le projet de l’auteur (intentionnalité auctoriale) s’articule autour de trois éléments : premièrement, la constitution collaborative d’un dictionnaire manifesté par le pronom indéfini « on » qui marque l’effacement partiel de la source énonciative[32] ; deuxièmement, l’élaboration de formes énonciatives stéréotypées (« les idées reçues »), classifiées par entrées en respectant la structure d’un dictionnaire ; troisièmement, la « transposition » (Genette, 1982) du texte de Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, transformée alors en hypotexte.

L’intentionnalité auctoriale régit l’ensemble des possibles de l’arène des possibles structurels (respect de la forme d’un dictionnaire et, plus précisément de celui de Flaubert) et intentionnels (propositions des collaborateurs au Twictionnaire). Elle met également en scène leur actualisation. Ainsi, en reprenant les tweets des autres énonciateurs identifiés par le hastag #edeesreçues, Mahigan Lepage les a corrigés, assemblés, réécrits pour qu’ils correspondent d’une part à l’actualisation structurelle du dictionnaire (juxtaposition des entrées en majuscules, classement alphabétique, établissement de liens entre les concepts proposés), d’autre part à son actualisation intentionnelle, marquée notamment par des recherches stylistiques sur l’expression du lieu commun. On constate que des strates de cette négociation persistent dans la tension exprimée par la locution prépositionnelle « d’après @... » :

Fig. 10 - Capture du Twictionnaire des e-dées reçues, Publie.net

Paradoxe d’un lieu commun situé ? Des travaux plus approfondis (Jahjah, 2018) montrent que l’auteur « principal » (Mahigan Lepage) opère des transformations syntaxiques sur l’énoncé qui a été auparavant identifié et sélectionné parmi d’autres en fonction de la nature doxique qu’il propose[33]. Ne travaillant pas dans cet article sur la genèse de cette textialisation, nous nous contentons d’en évoquer la densité qui montre à nouveau les négociations opérées en amont de la publication. Si l’on s’en tient à l’actualisation de l’intentionnalité, cet exemple met en évidence une actualisation progressive des possibles qui bénéficient d’un travail progressif de métamorphose.

ii. Quels sont les indices de l’intention éditoriale ?

Dans la préface du Twictionnaire précédemment citée, l’intention éditoriale affleure notamment sous la manifestation de l’énonciation éditoriale : « La plupart des e-dées que nous compilons ici ont été remâchées par @mahiganL au milieu du ramage ». Le pronom personnel « nous » est ici problématique : il traduit potentiellement le rattachement du projet éditorial au projet auctorial. Dans ce livre, la coïncidence entre l’énonciation éditoriale et l’intention éditoriale tend à se confondre sans doute parce que les différents acteurs ont cherché à effacer leur responsabilité énonciative (à l’exception de la préface). Ainsi, dans ce contexte particulier, reconstruire l’intention éditoriale revient à reconstruire l’intention auctoriale : le lecteur se saisit de l’ensemble des indices données (locution « d’après @... », renvois d’entrées en entrées, renvois vers le catablogue, capture d’écran, etc.) pour comprendre la teneur d’un projet qui oscille en permanence entre la forme classique du dictionnaire et l’hommage discret à la co-construction énonciative.

On mesure ici l’intérêt potentiel du concept d’« intention éditoriale » : il est utile pour qualifier le processus d’indexation du projet de l’auteur à celui de l’éditeur. Ce redoublement intentionnel permet précisément d’insister sur le positionnement dans le champ littéraire contemporain de Publie.net : une maison d’édition atypique, qui interroge constamment les formes éditoriales et notre rapport à la culture numérique.

4. Conclusion

Pour travailler le concept de « textiel » et prolonger ses acquis épistémologiques en les testant sur des oeuvres numériques littéraires, nous avons proposé au cours de cet article d’articuler trois niveaux : leur conception (les coulisses), leur matérialisation (la scène éditoriale), leur appropriation (la performance du lecteur). Chacun de ces niveaux s’est vu retravailler méthodologiquement et épistémologiquement. En conclusion, nous aimerions rappeler les trois concepts qui ont émergé d’une confrontation serrée avec le terrain.

Le premier concept (l’arène des possibles) nous a permis de décrire le travail de « préfiguration » (Jeanneret, 2014) ou de coulisses du textiel littéraire : grâce à un corpus de courriels et d’entretiens de travail, il est apparu qu’un certain nombre de contraintes techniques, organisationnelles, interprétatives, structurelles et intentionnelles étaient convoquées pour orienter la trajectoire éditoriale du projet de l’auteur. Nous appelons ces contraintes postulées des « possibles » qui apparaissent comme des occasions de faire sens. Si chacun des choix provisoirement fait permet de statuer sur un objet commun, il relance du même coup l’arène des possibles, c’est-à-dire ce qu’il est permis ou non de faire dans l’économie d'un textiel donné pour un lecteur donné. C’est pourquoi le textiel génère aussi des tensions et des incompréhensions : il est viscéralement vécu comme un objet de négociation entre plusieurs possibles, parfois concurrents, parfois, au contraire, complémentaires.

À l’issue de l’analyse de l’arène des possibles émerge un second concept : l’autorité distribuée. Il s'arrime à la figuration (la « scène éditoriale »), c’est-à-dire la mise en signe des possibles, actualisés dans un textiel concret : le livre publié chez Publie.net. Ce passage est loin d’être anodin : il ne traduit pas seulement des choix finalement négociés, des débats tranchés mais, bien plus, le statut des signes disséminés dans l’espace éditorial. Ainsi, les modes d’emploi, les parcours de navigation, la typographie, les embrayeurs de lecture nous sont apparus comme des indices du fonctionnement du textiel. Distribués dans tout l’espace de lecture, ils se donnent à voir comme les éléments d’une énigme à résoudre.

L’autorité distribuée actualise les possibles qui s’affrontaient dans l’arène et ce faisant rend visible une spécificité du textiel littéraire : la revendication d’une « intention éditoriale », c’est- à-dire la revendication du projet d’une maison d’édition littéraire tournée vers l’expérimentation des propriétés des supports numériques. Celle-ci s’articule à l’intention auctoriale qui prévaut dans n’importe quelle œuvre littéraire. En réintroduisant ici l’idée de « performance » du lecteur (Jeanneret, 2014), nous évitons les apories de l’« intentionnalisme factuel » (Spoerhase, 2015) : nous ne cherchons plus à comprendre quelle est l’intention de l’auteur ou de l’éditeur, mais à identifier le processus par lequel le lecteur, se saisissant des indices distribués par eux, parvient à reconstituer leurs intentions supposées.

Notre réflexion essaie donc de prendre en compte de la dimension interprétative et s'enrichirait plus tard de l’expérience vécue des lecteurs des textiels littéraires. Plus précisément, nous aimerions continuer à les aborder sous l’angle d’une énigme à résoudre, à tous les niveaux du textiel que nous avons commencé à identifier : scène, coulisses, performance.

Œuvres de notre corpus de travail

Lepage, Mahigan et al., Le Twictionnaire des e-dées reçues. Le Catalogue des opinions numériques, Publie.net, 2013.

Mezenc, Juliette, Poreuse, Publie.net, 2012.

Pariente-Butterlin, Isabelle et Imagine, Louise, Croisée des marelles, Publie.net, 2013.

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Spoerhase, Carlos. « Auteur, Autorité » dans C. Berner et D. Thouard [dir.], L’Interprétation. Un dictionnaire philosophique, Vrin, 2015.

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Souchier Emmanuel, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, n°6/2, 1998, p. 137-145.

Souchier Emmanuel, « Formes et pouvoirs de renonciation éditoriale », Communication et langages, 2007, vol. 154, n°1, 2007, p. 23-38.

Strauss Anselm L. et Glaser Barner, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Armand Colin, 2017 [1967].

Tardy, Cécile et Jeanneret, Yves [dir.], L’Écriture des médias informatisés, Lavoisier. Espaces de pratiques, Hermès-Lavoisier, 2007.

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  1. 1 Dans Critique de la trivialité (2014), Yves Jeanneret propose la tripartition entre préfiguration, figuration et performance pour penser la fabrique des textes, leur mise en signe et leur appropriation. Nous y revenons dans la dernière partie sur ce que nous appellerons la « reconstruction de l’intention éditoriale » par le lecteur.
  2. 2 À l’exception de quelques études importantes dont Bouchardon (2014), Crozat et al. (2011) ou Saemmer (2015).
  3. 3 Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2003.
  4. 4 Cécile Tardy et Yves Jeanneret (dir.), L’Écriture des médias informatisés, Lavoisier. Espaces de pratiques, Hermès-Lavoisier, 2007.
  5. 5 Le concept d’« éditorialisation », développé par Marcello Vitali Rosati et son équipe, est certes intéressant pour penser tout phénomène textuel à l’intersection de la spatialité, de la technique et des pratiques, comme nous y invitent les Sciences de l’Information et de la Communication avec le “textiel”. Notre prédilection pour ce dernier seront cependant que des points d’entrée ou des phénoménotechniques (Bachelard) à ajuster, en fonction de nos propres objets et de leurs spécificités.
  6. 6 Morgane Bellier, Publie.net. Portrait d’une coopérative numérique, Rapport d’atelier d’environnement professionnel, 2012.
  7. 7 Nous avons parfaitement conscience du caractère situé et restrictif de ce corpus. Il a été choisi, ainsi que nous le mentionnons plus haut, autour de la cohérence de l’équipe éditoriale et de la date de publication des oeuvres (2012-2013). Elle mériterait évidemment d’être éprouvée sur un empan beaucoup plus large du catalogue de Publie.net et grâce à une méthodologie la diversité synchronique et diachronique des projets éditoriaux menés par la maison d’édition.
  8. 8 « et si on commençait un twictionnaire des e-dées reçues, les idées reçues du web, en hommage à Flaubert, qui se serait bien marré ? — mahigan (@mahiganL) 23 juin 2013 ». Mahigan Lepage et al. (2013), Le Twictionnaire des e-dées reçues. Le Catalogue des opinions numériques, Publie.net, p. 2.
  9. 9 Nous reprenons le terme de « linéarité » pour rendre compte des conceptions du texte des différentes actrices
  10. 10 Le terme apparaît sous la plume de Juliette Mezenc dans son courriel du 08/10/2012 adressé aux deux autres actrices qui présente les discussions entre les conceptrices au sujet de la notice, destinée à guider le lecteur : « Poreuse est un récit hybride où se croisent et se mélangent les voix de trois personnages : Mathilde, Guillaume et Jacques.[...] ».
  11. 11 Courriel du 19/03/2012 11:53 de Juliette Mezenc à Roxane Lecomte et Christine Jeanney. (Nous soulignons)
  12. 12 « (euh bon mais là c'est vous qui savez si c'est possible ou pas, j'ai aucune idée de comment ça peut se fragmenter, c'est quand même Juliette qui doit nous dire stop à un moment donné là ;) » Courriel du 20/04/2012 15:26 de la conceptrice Roxane Lecomte à l’auteure Juliette Mezenc et à la préparatrice éditoriale. (Nous soulignons).
  13. 13 Courriel du 23/04/2012 20:08 de Christine Jeanney aux deux autres collaboratrices. (Nous soulignons).
  14. 14 Dans le vocabulaire de Goffman (1971), on pourrait parler d’un cadre primaire qui cherche à stabiliser la situation de communication. Comme nous le verrons, il fait l’objet d’une modalisation opéré par le trouble généré par le textiel.
  15. 15 « j'ai aucune idée de comment ça peut se fragmenter, c'est quand même Juliette qui doit nous dire stop à un moment donné là ;) » (Courriel de 20/04/2012 15:26 de Roxane Lecomte à Juliette Mezenc et Christine Jeanney).
  16. 16 « quand on est dans du non linéaire (c'est à dire G2 M2 J2 à l'horizontale) on ne peut pas revenir à du linéaire en tournant une page. quand on est dans du non linéaire, on ne peut pas tourner de page puisque tourner une page est linéaire. » (Courriel du 20/04/2012 10:02 de Christine Jeanney à Roxane Lecomte et Juliette Mezenc).
  17. 17 « Bon je me disais [...] qu'il faudrait faire sans la typo peut-être ? Parce que si ça ne passe pas sur une machine ou que ça fait des schmurk toupourris, le lecteur va juste passer à autre chose, je trouve. » (Courriel du 27/04/2012 09:31 de Christine Jeanney à Roxane Lecomte et Juliette Mezenc).
  18. 18 « faut voir comment on fait pour pas perdre le lecteur mais ça c'est autre chose » (Courriel du 20/04/2012 10:02 de Christine Jeanney à Roxane Lecomte et Juliette Mezenc).
  19. 19 Nous reprenons la notion d’« arène» aux sociologues de l’action collective (voir Cefaï, 2001) en tenant des critiques formulées à son encontre. En effet, elle donne l’illusion d’avoir accès à un débat transparent qui s’animerait sous nos yeux sans que les dispositifs médiatiques ne participent à leur trajectoire (Le Marec et Babou, 2015). C’est la raison pour laquelle nous travaillons sur un corpus complexe qui articule différents niveaux pour éviter l’illusion d’un sens immédiatement présent.
  20. 20 « [...] en fait je propose qu'on enlève les numéros et qu'on remette les noms, pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas de couleurs sur un reader déjà donc il faudra un autre moyen de différencier les fragments et on peut laisser dans cet ordre-là dans ce cas qu'en pensez vous ? » (Courriel du 26/04/2012 19:50 de Roxane Lecomte à Juliette Mezenc et Christine Jeanney).
  21. 21 Description de La Croisée des marelles dans le catalogue 2013 de Publie.net.
  22. 22 « La croisée des marelles a d’abord été publiée en livre numérique « enrichi », c’est-à-dire seulement lisible sur les appareils supportant iBooks, puisqu’il est constitué de textes, d’images et de sons. Nous en publions également une version interopérable, qui contient le texte et les images, sans navigation multiple et sans audio. Les morceaux audio sont par ailleurs en écoute libre sur cette page : il suffit pour ce faire de cliquer sur chaque entrée de la table des matières. Tous les chapitres ne possèdent pas de morceau audio. » Cf. Catalogue en ligne de Publie.net. URL : https://www.publie.net/livre/la-croisee-des-marelles/ [Consulté le 04/01/2019].
  23. 23 Cf. Catalogue de Publie.net pour La Croisée des marelles dans sa version de 2013.
  24. 24 Cf. http://roxane.chapalpanoz.com/2013/03/16/ebook-design-et-construction-de-la-croisee-des-marelles/. Consulté le 15 janvier 2014.
  25. 25 Depuis quelques années, les philosophes de l’action proposent de passer de l’intentionnalisme factuel (qu’est- ce qu’un auteur a voulu dire ?) à l’intentionnalisme hypothétique (comment le lecteur s’appuie-t-il sur des indices textuels pour reconstruire l’intention supposée de l’auteur ?). Le textiel nous paraît ouvrir un autre type d’intentionnalité, du fait de sa nature inédite et non stabilisée. C’est ce que nous appelons ici « l’intention éditoriale ».
  26. 26 Cécile Tardy et Yves Jeanneret (dir.), L’Écriture des médias informatisés, Lavoisier. Espaces de pratiques, Hermès-Lavoisier, 2007.
  27. 27 Ce sont d’ailleurs les termes employés dans la notice (cf. Figure 7 ci-dessous)
  28. 28 cf. Notice « Énigme » du TLFI. URL : http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9nigme [Consulté le 10/10/2018].
  29. 29 Courriel du 08/10/2012 12:00 de Juliette Mezenc à Roxane Lecomte et Christine Jeanney.
  30. 30 « Comprendre le sens des signes, c’est saisir la connexion des rapports qu’il indique, c’est avoir une vue d’ensemble, circonspecte, des connexions qui structurent le monde ambiant, et dès lors avoir une attitude prudente et attentive, ou encore naturelle, allant de soi. Comprendre, c’est donc saisir des rapports ou des connexions entre les différents éléments du monde ambiant ; c’est, en l’occurrence, com-prendre, saisir dans une vue d’ensemble ces éléments, qui s’offrent dans une jointure qu’indique le signe, et s’y orienter en toute aisance. » (Deniau, 2015, p. 19)
  31. 31 Également noté par la locution latine et al. qui permet de montrer que Mahigan Lepage n’est pas le seul à avoir contribué au projet littéraire présenté ici, tout en lui donnant une certaine forme d’autorité par sa signature même.
  32. 32 « Je me suis permis, quand je le souhaitais, de modifier très librement les tweets glanés sur Twitter. Parfois, il n’en reste plus que l’incitation ou le thème. La présente édition, qui doit tout aux autres, n’engage donc que moi. » Remerciements dans : Mahigan Lepage et al. (2013), Le Twictionnaire des e-dées reçues. Le Catalogue des opinions numériques, Publie.net. (Nous soulignons).
  33. 33« Le Twictionnaire des e-dées reçues est une initiative de Mahigan Lepage. Lancé sur Twitter le dimanche 23 juin 2013 avec le mot-clic #edéesreçues, des dizaines d’utilisateurs y ont contribué pendant un peu plus de 48 heures (lire le compte rendu d’Actualitté.) L’archive complète des #edéesreçues consignée par @mahiganL au milieu du ramage. Quand elles proviennent d’autres comptes, nous indiquons la source (d’après @...). Certains tweets ont été reproduits à l’identique, d’autres ont été retouchés, fusionnés, plus ou moins transformés. Il s’agit en somme d’une édition phagocyte du Twictionnaire. » Préface de Mahigan Lepage [et al.] (2013), Le Twictionnaire des e-dées reçues. Le Catalogue des opinions numériques, Publie.net.