20161111 - Ingrid Mayeur - Circulation des savoirs, pratiques textuelles et discours numériques sur OpenEdition

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Circulation des savoirs, pratiques textuelles et discours numériques sur OpenEdition
Publié le 11/11/2016 par
Ingrid Mayeur
Textiel et technodiscours
sur l’articulation des traits langagiers et techniques au sein des écrits numériques

Présentation

L'apparition des plateformes numériques de publication scientifique a indéniablement reconfiguré les conditions de circulation des connaissances.

Qu'il s'agisse de l'élargissement de l'accès à l'information - sur le plan spatial, temporel et quantitatif - ou des publics concernés, qui désormais dépassent la communauté des chercheurs pour s'ouvrir aux professionnels ou amateurs éclairés, ces plateformes, par leur matérialité même, influent directement sur le processus de la recherche et transforment les savoirs qu'elles véhiculent.

Ce carnet de recherche accompagne la rédaction d'une thèse qui prendra comme corpus la plateforme OpenEdition, étudiée essentiellement - mais non exclusivement - à travers les textes et discours, supports des connaissances, qui s'y inscrivent et l'entourent.

Ce projet est mené en concertation avec l'équipe d'OpenEditionLab.

The emergence of digital platforms for scholarly publishing has obviously reconfigured the spread of knowledge. Those platforms, by enlarging wether the access to information (spatially, temporally or quantitatively) or the public concerned (not only researchers, but also professionnal or even amateurs), have an influence - due to their materiality - on the research process and transform the knowledge they convey.

This academic blog go with a thesis project, which the corpus is the platform OpenEdition .It will be studied - mainly, but not exclusively - through texts and discourses, as vector of knowledge.

This project is led in cooperation with the team of OpenEditionLab.


Que fait l’environnement d’une plateforme numérique comme OpenEdition au discours scientifique, du point de vue de sa matérialité même ? La question est large, et demanderait avant toute chose une précision quant aux niveaux de matérialité (lexicale, rhétorique, du dispositif…) que l’on entend traiter. Je me limiterai à l’amorcer par le biais suivant : en quoi le caractère particulier des textes et discours dans l’environnement numérique est-il susceptible d’agir sur les modes de production et de circulation des connaissances ? Comment cela se joue-t-il dans le dispositif de communication scientifique d’OpenEdition ?

Le dernier livre d’Yves Jeanneret, Critique de la trivialité, consacre l’un de ses chapitres à la nouvelle économie scripturaire du numérique (2014 : 363 sqq). Prenant appui sur des travaux antérieurs (Davallon et al. 2003 ; Jeanneret et Souchier 2005, Tardy et Jeanneret 2007, etc.), l’auteur rappelle la nature complexe, à la fois langagière et technique, des écrits d’écran (Souchier 1996). Dans cette perspective, le texte numérique est envisagé en tant que textiel, terme qui entérine le « le double caractère de texte et d’objet technique que présentent toutes les productions qui circulent sur les médias informatisés » (Jeanneret 2014 : 15). Afin de pouvoir circuler, les êtres culturels (savoirs, idées, valeurs, etc.) doivent au préalable s’instituer dans une forme-texte ; en régime numérique, ces formes dépendent des architextes informatisés (CMS, logiciels) qui orientent les pratiques de lecture et d’écriture. Dans un tel environnement, le texte devient tout à la fois document et outil (Jeanneret 2014 : 437):

L’aller et retour (le tourniquet) entre la dimension testimoniale des formes textuelles (enregistrer des usages) et leur dimension poétique (fournir des dispositifs de représentation du social) assure une configuration et une reconfiguration incessantes des contenus de la vie sociale en même temps qu’il structure notre regard. Ce double jeu du testis et du textum permet de jeter un regard sur l’évolution de l’économie scripturaire en regardant l’architexte et le textiel comme les opérateurs d’une dynamique des usages développés, inscrits, instrumentalisés. (Jeanneret 2014 : 432)

Jeanneret met ainsi l’accent sur l’aspect communicationnel de l’écriture numérique, intégrant usages et pratiques sociales, et sur l’institution des formes-textes par la médiation éditoriale des dispositifs informatisés.

Le texte devient, par sa circulation, appréhendable en tant que discours. En effet, ainsi que le rappelle Marie-Anne Paveau, la textualité

désigne toute production langagière candidate au statut textuel, c’est-à-dire dotée d’une cohérence et d’une cohésion, d’une continuité sémantique, d’une interprétabilité, d’une structure séquentielle et d’une inscription dans un genre (Adam 2011). Le terme textualités implique en effet ici la notion de discursivité, l’objet discours étant construit par un regard différent sur les productions langagières, qui implique la mobilisation des contextes de production et la circulation sociale des formes. (2015b : §3)

Les travaux de Marie-Anne Paveau, portant sur le discours numérique, se sont concentrés sur les notions de technologie discursive (Paveau 2013) et de technodiscours (Paveau 2012). Défini comme « production discursive assemblant […] du langagier et du technique dans un composite sans extraction possible de l’une ou l’autre composante » [1], le technodiscours désigne des éléments particuliers où ces composantes s’associent : technomots (p. ex. hashtags, hyperliens), technosignes (p. ex. boutons à activer) et technogenres (ex.: Storify)[2] – éléments qui constituent ou instituent le discours dans l’environnement numérique.

Selon Paveau (2012, 2015a), le discours numérique se caractérise par quatre traits, que sont la standardisation – soit, une « mise en forme » des discours dans des standards donnés ; la délinéarisation (par la fragmentation et les possibilités de navigation offerte par les hyperliens), l’augmentation (par l’enrichissement des unités ou par la polyphonie de l’écriture numérique) et l’imprévisibilité (de la dissémination des textes en réseau, notamment). On retrouve, dans la caractéristique de standardisation, la fonction des architextes comme témoins de pratiques culturelles et sociales mais également comme producteurs d’usages ; soit, les outils qui permettent de donner forme aux textes et de les faire circuler comme discours. C’est là, me semble-t-il, le point de contact entre une perspective communicationnelle comme celle de Jeanneret et l’approche inscrite dans les sciences du langage que suggère Paveau : la prise en compte très matérielle de l’énonciation éditoriale dans l’écriture numérique, qui en détermine les possibilités de diffusion et d’appréhension.

À partir de ce cadre, peut-on préciser en quoi l’écriture numérique, par la mise en texte et en discours qu’elle opère à travers le dispositif médiatique d’une plateforme, joue sur la communication scientifique et sa circulation/son appropriation par les publics ?

La communication scientifique sur OpenEdition allie d’anciennes formes (livres, articles de revues etc.), qui se voient reconfigurées dans cet environnement, à de nouvelles, nativement numériques (billets de blogs, listes de diffusion, relais Twitter, etc.) [3]. L’écriture numérique au sein des architextes de Lodel (Revues.org) et WordPress (Hypothèses) génère des contraintes spécifiques dans la production des textiels, dont découlent les genres de la production scientifique et sa périodicité – on pense ainsi au format « billet » pour les productions des carnets de recherche Hypothèses, qui lient l’actualité du chercheur à l’actualité formelle du blog ; ou encore la possibilité de publication à flux continu dans les revues numériques. Le discours scientifique est susceptible d’être augmenté, par l’écriture collective d’un carnet de recherche, ou sa prolongation par des commentaires ou évaluations ouvertes (expérimentées dans un premier temps sur la plateforme dans le carnet de la revue Vertigo). La circulation des textiels, inscrits dans un réseau, laisse le champ libre à la réutilisation, par agrégation, de matériaux anciens : ainsi, les Read/Write Books (2010, 2012), constitués à partir de billets déjà parus, ou les publications prises en charge par des carnets de recherche fonctionnant à la manière d’épi-revues, rassemblant des articles en dépôt sur HAL grâce à un widget dédié (p. ex. : Elis, revue de jeunes linguistes)[4].

On peut également mentionner des éléments de technodiscours particuliers à OpenEdition : les technogenres « citer », « partager » ; le technosigne Bilbo activant un logiciel permettant d’exporter certaines références bibliographiques, etc. Ces technologies discursives permettent la réappropriation du discours scientifique par les chercheurs. D’autres formes non spécifiques à OpenEdition mais caractéristiques du discours numérique sont abondamment utilisées. Les technomots composant les nuages de tags dans les carnets de recherche permettent ainsi une redocumentation (Paveau 2015a) thématique de la production, et reconfigurent le rapport à l’archive. De même, l’encouragement à lier les productions à d’autres publications de la plateforme (ping des carnets Hypothèses, recommandations des recensions sur Lectures, etc.) crée un réseau d’hyperliens qui favorise une circulation interne à OpenEdition.

On le voit par ces quelques exemples, les deux notions de textiel et de technodiscours, utilisées conjointement, peuvent contribuer à déplier l’épaisseur du discours scientifique en ligne tel qu’il est pratiqué sur OpenEdition. L’un des premiers constats qui émerge est que le texte scientifique numérique est traversé d’une tension entre les possibilités ouvertes par son instabilité matérielle (fragmentation, augmentation, délinéarisation, etc.) et la nécessité d’une unité textuelle stable permettant la citation, dès lors que la production scientifique se construit sur la reprise et l’évaluation des thèses antérieures.

Bibliographie

Adam, Jean-Michel. 2011. La linguistique textuelle: Introduction à l’analyse textuelle des discours. Paris: Armand Colin.

Dacos, Marin (éd.). 2010. Read/Write Book : Le livre inscriptible. Traduit par Virginie Clayssen. Marseille: OpenEdition Press. http://books.openedition.org/oep/128. Consulté le 11 novembre 2016.

Davallon, Jean, Marie Després-Lonnet, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, et Emmanuël Souchier. 2013 [2003]. Lire, écrire, récrire : Objets, signes et pratiques des médias informatisés. Études et recherche. Paris: Éditions de la Bibliothèque publique d’information. http://books.openedition.org/bibpompidou/394. DOI : 10.4000/books.bibpompidou.394.

Langlais, Pierre-Carl (éd.). 2016. « Etude critique des nouveaux modes « d’éditorialisation » de revues scientifiques en accès-ouvert ». Bibliothèque scientifique numérique.

Jeanneret, Yves. 2008. Penser la trivialité: La vie triviale des êtres culturels. Paris: Hermès science publications.

Id. 2014. Critique de la trivialité: Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir. Paris: Editions Non Standard.

Id., et Emmanuël Souchier. 2005. « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran ». Communication et langages 145 (1): 3‑15. doi:10.3406/colan.2005.3351.

Latour, Bruno. 1991. Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte.

Le Marec, Joëlle. 2002. « Ce que le «terrain» fait aux concepts : vers une théorie des composites ». HDR, Université Paris 7. http://pagesperso.lina.univ-nantes.fr/~prie-y/archives/ENACTION-SCHOOLS/docs/documents2009/HDR_Le_Marec.pdf. Consulté le 11 novembre 2016.

Id. 2013. « Usages: pratiques de recherche et théorie des pratiques ». Hermès, La Revue, no 38 (novembre): 141‑47.

Mounier, Pierre (éd.). 2012. Read/Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques. Read/Write Book. Marseille: OpenEdition Press. http://books.openedition.org/oep/226. Consulté le 11 novembre 2016.

Paveau, Marie-Anne. 2012. « L’intégrité des corpus natifs en ligne. Une écologie postdualiste pour la théorie du discours ». Cahiers de praxématique, no 59 (juin): 65‑90.

Id. 2013. « Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique ». Épistémé (Revue internationale de sciences humaines et sociales appliquées, Séoul) 9: 139–176.

Id. 2015a. « En naviguant en écrivant. Réflexions sur les textualités numériques ». In Faire texte. Frontières textuelles et opérations de textualisation, par Jean-Michel Adam. https://hal-univ-paris13.archives-ouvertes.fr/hal-01163507/document.

Id. 2015b. « Présentation. Les textes numériques sont-ils des textes? » Itinéraires. Littérature, textes, cultures, no 2014‑1 (février). https://itineraires.revues.org/2312.

Souchier, Emmanuël. 1996. « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique ». Communication et langages 107 (1): 105‑19. doi:10.3406/colan.1996.2662.

Tardy, Cécile, et Yves Jeanneret. 2007. L’écriture des médias informatisés: espaces de pratiques. Paris: Hermès science.

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  1. 1] Le composite est ici défini comme un « assemblage », au sens de Latour (1991) ; soit d’« éléments distinctifs non séparables, non segmentables » [source : Marie-Anne Paveau, Séminaire « Les formes du discours numérique : Énonciation matérielle », Université Paris 13, 1er semestre 2016-2017, polys]. Jeanneret utilise également, mais dans un sens différent, le terme de « composite » qu’il emprunte aux travaux de Joëlle Le Marec (2002, 2013) : « unités complexes organisées par la communication », les composites « articulent des situations, des objets, des discours » (Le Marec 2013 : §22). Les êtres culturels sont alors définis comme des composites, « mixtes d’objets, de représentation et de pratiques » (Jeanneret 2008 : 16).
  2. [2] L’ensemble de ces éléments a fait l’objet d’une définition plus précise sur Paveau (2012-…), Analyse du discours numérique (dictionnaire), Technologies discursives [carnet de recherche], http://technodiscours.hypotheses.org/category/dictionnaire-dadn, consulté le 11 novembre 2016.
  3. [3] Les évolutions de la forme-article au sein des plateformes d’édition numérique en ligne ont été abordées dans une récente étude (Langlais 2016) qui, toutefois, me semble traiter de mutations plus adaptées aux publications scientifiques en STM qu’en SHS; soit, des publications suivant un modèle stable de type « introduction-méthode-résultat », reposant sur la publication de jeux de données, etc.
  4. [4] On peut ajouter à cela l’exemple d’un blog très récent, Anthology, qui agrège une sélection de billets francophones d’Hypothèses traduits en anglais.