Le concept de « document numérique »

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Le concept de « document numérique »
Dossier : Du «document numérique» au «textiel»

Communication & Langages Année 2004 140 pp. 31-41

DOMINIQUE COTTE



Interrogations disciplinaires

L'analyse littéraire, la sémiologie et les sciences de l'information et de la documentation sont trois disciplines qui ont en commun une interrogation récurrente sur leur objet : « Qu'est-ce qu'un texte ? »[1], « Qu'est-ce qu'un signe ? »[2], « Qu'est-ce qu'un document ? », « Qu'est-ce que l'information ? »[3]. Toutes les trois ont souvent tendance à élargir considérablement le champ d'application de leur concept de base, au point de susciter une nouvelle interrogation ; si tout est texte, si tout est signe, si tout est document, si tout est information, alors plus rien n'est texte, signe, document ou information. Ces réflexions souffrent d'un vice méthodologique fondamental : elles considèrent toutes leur objet comme un donné, au lieu de le voir comme le produit d'une construction. Le signe, le document, l'information n'existent pas à l'état naturel, mais dans certaines circonstances, selon une certaine volonté, et au moyen d'outils, un certain nombre d'objets ou d'éléments peuvent être fabriqués en tant que signes, informations, documents.

Ainsi, lorsque Umberto Eco écrit : « Quand Robinson Crusoé découvre sur la plage la trace de Vendredi, celle-ci dénote par convention "homme" mais elle connote aussi pieds nus ». La direction se marque sur le sable, et le contexte//empreinte + position + direction// constitue un texte qui signifie : « Un homme aux pieds nus est passé par là. »[4], il fait l'impasse sur le fait que Vendredi n'a écrit aucun texte, et que Robinson n'en « écrit » un que parce qu'il utilise une série d'infé- rences qui mobilisent des connaissances antérieures. L'empreinte aurait-elle neuf doigts, ce texte ne pourrait pas être écrit aussi sûrement, car le mot pour nommer une telle créature n'existe pas dans le vocabulaire de Robinson. Désigner un objet comme signe, texte ou document ne peut donc se faire qu'en interrogeant le processus de construction qui transforme cet objet en quelque chose d'autre que son apparence immédiate.

La difficulté est d'autant plus grande que ces objets se présentent également dans une logique d'emboîtement, tels des poupées russes. Une combinaison de signes, alphabétiques, visuels, graphiques, peut former des textes, supportés par des documents et pouvant contenir ou non des informations. Une discipline comme la veille technologique et stratégique, qui n'a pourtant dans ses origines et ses applications que peu à voir avec la sémiologie, emploie couramment le terme de « signaux faibles »[5]éléments, permettent de construire une représentation à partir de laquelle il est possible d'anticiper une action ou une décision. Malgré leur distance, ce qui rapprocherait ici la veille stratégique de la sémiologie est cette propension à construire du sens en prélevant des éléments discrets de la réalité pour les faire dialoguer entre eux dans une perspective préalablement définie. Il convient donc d'insister, par-delà les spécificités qui engagent chacune de ces disciplines, sur un de leurs traits communs et qui est souvent leur difficulté (ou parfois leur refus comme présupposé méthodologique) à faire intervenir ce qui vient en amont des objets d'étude dont ils ont la charge[6]. Ainsi de la linguistique classique dans son refus de s'intéresser aux conditions sociales de production de la parole, sans laquelle pourtant la langue ne saurait être effectuée, c'est-à-dire concrètement réalisée[7].

En ce qui concerne la documentation ou la « documentologie » comme on a essayé vainement de la caractériser, on trouvera la même division des tâches entre les « techniques documentaires » qui visent à traiter le document achevé et l'histoire du livre[8] qui s'intéresse, dans leur dimension historique, aux conditions de production des objets que les premières traitent. Mais la connaissance des conditions de fabrication du document courant n'était jusqu'à présent pas strictement indispensable à son traitement documentaire.

Sur le plan épistémologique, quelle que soit par ailleurs la validité de la notion, l'apparition du « document numérique » a le mérite de venir formuler des questions, bouleverser les frontières, faire s'entrechoquer des disciplines et donc constituer un champ fécond d'interrogations multiples[9]

Un détour par le numérique

Alors que les grands calculateurs travaillant sur des données datent de la fin des années 1940 et que les techniques du « traitement de texte » via la photocomposition investissent le secteur de l'édition et de la presse à partir du milieu des années 1970, on ne parle du « numérique » que depuis une dizaine d'années seulement, à partir de la francisation du vocable anglo-américain digital Plusieurs points sont à remarquer ici.

Tout d'abord, l'objet « numérique » est un objet qui ne dit pas son nom. Il serait plus juste de parler d'objet informatique ou plus exactement électronique, car il relève d'une technologie qui repose sur une organisation binaire : le passage ou non du courant électrique. Comme ces états d'affirmation et de négation se traduisent symboliquement par le 0 et le 1 qui sont des nombres, et que par ailleurs on arrive ainsi à réduire une collection significative de signes différents à des objets de calcul, un glissement s'est opéré progressivement qui finit par faire de la base technique le caractère principal d'objets dont les formes et la nature au plan de la communication sont par ailleurs parfaitement hétérogènes.

Il n'y a pas lieu ici de refaire l'historique d'un terme, encore que cette dimension épistémologique nous paraisse un détour nécessaire chaque fois qu'il est question d'évoquer des notions attrape-tout, comme le « multimédia ». Néanmoins, on pourra se rappeler que c'est à partir du son, et de la mise au point par Philips et Sony au début des années 1980 (après des années de recherche) du compact disc audio, que la notion de numérique commence à s'imposer au grand public. Les NTIC, technologies numériques, et les réseaux comme internet accentueront le phénomène, jusqu'à l'explosion, au début des années 2000 de l'image numérique avec la vidéo et la photo grand public. Les sites de commerce électronique, les grandes surfaces, la presse, spécialisée ou non, y vont de l'habituelle injonction, il s'agit de « passer au numérique », selon la logique qui veut que quiconque ne s'inscrit pas dans les canons de la modernité technologique est frappé de ringardise ou d'ostracisme médiatique. Sous des dehors apparemment objectifs, puisqu'il est formé à partir de sa base technologique, le vocable « numérique » est pourtant porteur de nombreuses représentations idéologiques, puisqu'il voisine avec « virtuel », « immatériel », « intuitif», « transparent ». Ce ne sont plus des objets qui changent de substrat technologique, mais un univers entier qui se présente à nous sous une forme où bien sûr, les médiations, les difficultés de la construction et de la circulation des savoirs seront forcément aplanis, puisque tout sera unifié dans un même format. On reconnaît là les utopies de la communication qui marquent chaque innovation technologique[10]. Il reste que ce mouvement de transfert d'une forme de reproduction technique à une autre change malgré tout la forme, le statut et les conditions de fabrication et de réception de ces objets que sont les textes et les documents ; objets qui permettent la relation entre les hommes. Le fait que le mot « document » ait besoin d'être qualifié par l'adjectif numérique pour que soit signifié son changement de statut finit par reposer la question de la nature même de cet objet, dont on verra qu'elle est loin d'être aussi sûrement définie.

Un retour sur le document

Dans ses origines étymologiques, le concept de document est lié d'une part à l'écrit, d'autre part à la preuve [11]. Dans son essai sur l'information et la communication, Robert Escarpit[12]relevait que cette qualité écrite du document dans son sens originel est si prégnante que toute autre forme justifie un adjectif qualificatif permettant de préciser la variété concernée. On parle de « document » (sans autre qualificatif) pour l'écrit, de « document sonore » ou de « document audiovisuel » pour les autres formes. Nous verrons plus loin que, même s'il s'agit déjà de qualifier le document par sa forme technologique, ces qualificatifs n'ont pas tout à fait le même usage que « numérique », dans la mesure où ce dernier ne préjuge pas de la forme finale de la réception, alors que « sonore » ou « audiovisuel » suffit à induire une forme particulière du document et de l'appareillage qui en permettra le décryptage et la réception. « Sonore » et « audiovisuel » connotent et pressentent un usage, alors que « numérique » ne désigne qu'un état, dont nous verrons qu'il peut n'être que transitoire. La notion d'appareillage est ici essentielle, car elle est constitutive du concept même de « document numérique ».

Escarpit qualifie tout ce qui n'est ni livre ni revue ni magazine de « semi- document ». Le statut de ce « semi » mérite d'être ici analysé, car il révèle clairement une hiérarchie dans laquelle un type de document possède, en quelque sorte par nature, un statut supérieur (parce qu'antérieur ?) aux autres. On comprend mieux cette hiérarchisation lorsque Escarpit ajoute que les documents du premier type font l'objet d'une lecture alors que les seconds ne font l'objet que d'une perception. Dans ce contexte le document « entier » serait celui qui n'aurait pas besoin d'intermédiaire technologique entre lui-même et son lecteur, sinon le support lui-même (car il faut créditer en même temps Escarpit d'avoir qualifié par ailleurs, fort justement, le livre de « machine à lire »). On retrouve la problématique soulignée par Platon dans le Phèdre[13] : la distance introduite par le support matériel entre l'auteur et sa pensée[14]apparaît comme un affaiblissement, un manque par rapport à un mode de communication idéalisé et considéré comme naturel car supposé ne recourir à aucune autre médiation que le corps des individus. Or, comme le montre Yves Jeanneret, l'opposition des arguments entre Theut et Thamous est vaine et la question mérite d'être déplacée car chacun des modes de communication possède sa propre logique et l'un n'est pas la simple retranscription (en moins bien) de l'autre.

D'une certaine manière, c'est un peu le même type d'argument qui opposa longtemps les défenseurs de la culture classique à travers le livre aux « nouveaux médias » qu'étaient le cinéma et surtout la télévision[15]. Mais opposer la proximité de l'imprimé à la distance des médias de l'écran c'est oublier que, même manipu- lable physiquement sans aucun moyen technique, le livre est lui-même produit d'un dispositif technique et non des moindres si l'on considère que l'imprimerie fut l'une des toutes premières branches d'industrie moderne dans l'Europe de la Renaissance. Paradoxalement, ce sont les écrans, non plus des téléviseurs, mais des ordinateurs qui ont permis de rendre à nouveau visible cette évidence, en la remettant au centre du dispositif de lecture. Avant d'être un document imprimé, le texte fait l'objet de manipulations techniques qui, à partir des années 1980, soit plus de cinq siècles après la Bible à 42 lignes de Fust et Gutenberg, se situent dans la sphère de l'informatique, donc du « numérique ».

Dans les années 1930, Suzanne Briet, développe son célèbre «paradoxe de l'antilope ». Une antilope qui court dans la savane, dit-elle, devient un document lorsqu'on la place dans la cage d'un zoo. Cette thèse nous paraît emblématique de la volonté d'élargissement qui finit par tuer le concept lui-même. L'antilope, comme objet n'a pas été élaborée pour dire quelque chose, son existence est un fait naturel. En revanche, comme n'importe quel objet de la réalité, l'antilope est dicible, « lisible » au sens où, selon différents points de vue, on peut la faire « parler » et émettre sur elle des éléments de discours scientifique, littéraire, imaginaire ou poétique. Ce faisant, on produira des documents, à commencer par le carton qui, dans tous les zoos du monde, décrit l'animal enfermé et délivre un certain nombre d'informations sur son espèce, son origine, son environnement. La simple transplantation d'un objet dans un autre contexte ne suffit pas à en faire, en tant que tel, un document, car il ne s'insère pas seulement dans un nouveau contexte, mais il fait également l'objet d'une production de discours. Un fragment de poterie reste un fragment de poterie dans la collection de l'archéologue, mais il sera commenté, en fonction de son insertion dans un ensemble d'autres objets. Les objets simples ne sont pas des documents, mais ils sont toujours susceptibles d'être documentés, autrement dit de servir de composantes pour l'élaboration d'un document.

II nous semble que cette notion d'élaboration est fondamentale et que c'est une erreur de considérer les objets de la communication en général comme des donnés et non comme des cristallisations de processus, des produits de métamorphoses successives qui sont toujours susceptibles d'évoluer vers un avatar nouveau. Dans ce mouvement, la notion de destinataire est essentielle, car le document doit être construit pour un public et un usage donné. Il n'est pas lisible « en soi » mais en fonction d'une certaine utilisation. Dans cette anticipation d'une utilisation donnée, la face technique est importante car c'est elle qui fait du support un élément choisi de la lecture et décide que, pour telle ou telle forme de discours, un support fermé comme le livre, conviendra mieux ou moins bien qu'un support ouvert comme le site web. Selon une logique de l'ouverture, même le plus achevé des documents est toujours susceptible de devenir à son tour une matière première pour la réalisation d'un document d'un autre type. On reconnaît là une problématique qui a été abondamment développée concernant les textes[16]. Cela suppose qu'on s'intéresse non seulement aux documents comme objets en tant que tels[17], mais aussi aux « documents en train de se faire » et que l'on redonne à la dimension du faire, de la fabrication, et notamment à sa dimension technique, toute son importance.

Un passage par la technique

Parler de document numérique, c'est insister sur la facture technique, au détriment des autres caractéristiques. Au début des années 1990, une chercheuse américaine, Carolyn Marvin, livre une enquête historique fort intéressante sur le foisonnement technologique du dernier quart du XIXe siècle sous le titre When old technologies were new[18]. L'ouvrage est sous-titré : Thinking About Electric Communication in the Late Nineteenth Century et effectivement Marvyn ramène des technologies aussi différentes que le téléphone, le phonographe, la radio, à un même substrat technique qui est l'électricité. SI l'on y réfléchit bien, il serait tout à fait légitime, en ce sens de qualifier n'importe quel document de document électrique, puisqu'il a fallu recourir à de l'énergie pour le produire. Or, cela n'a pas de sens, car ça ne caractérise en rien la nature d'un tel document. Insister sur les origines techniques du document numérique ne suffît pas en soi à le distinguer. Les documents, comme tout objet produit par l'activité humaine, relèvent d'une dimension technique. Ils sont le produit de la rencontre entre un agent, un matériau et un outil de travail. La tablette ouroukéenne, le manuscrit médiéval, l'incunable, le livre produit en offset ou le site web relèvent tous d'un dispositif technique, qui est allé du plus simple au plus complexe, de même que les formes artisanales ont historiquement évolué jusqu'aux chaînes de production pilotées par ordinateur.

Mais il existe cependant une différence fondamentale entre ce qu'ont été tous les documents jusqu'au dernier tiers du XXe siècle et ce qu'ils sont devenus depuis. Pendant 30 000 ans, si l'on remonte aux premières expressions graphiques connues, l'acte de scripture s'inscrit dans une dimension technique selon une stricte temporalité, qui s'interrompt une fois que l'objet est considéré comme achevé. Déchiffrer une inscription, lire un manuscrit, consulter un ouvrage imprimé, ce n'est pas se remettre dans la situation ni en face du même outillage que celui qui l'a conçu. Le marchand qui interprète les signes présents sur la tablette n'a pas besoin de calame (sauf s'il voulait les recopier, mais il est alors à son tour dans un état de scripture)[19], de même que le lecteur du manuscrit n'a pas besoin de plume, ni le lecteur de livre de caractères mobiles. Autrement dit, les moments de fabrication/ conception de l'écrit en tant qu'objet, et ses moments de réception/appréhension en tant que support peuvent être parfaitement disjoints dans le temps et dans l'espace. De plus, les deux « appareillages », celui qui sert à la production et celui qui sert à la « consommation » de l'objet ne sont pas identiques. Des deux, un seul est technique au sens strict du terme. « L'appareil de lecture » humain est beaucoup plus organique que technique, puisqu'il est formé d'un triptyque composé de la main[20], de l'œil et du cerveau. Cette rencontre entre le corps humain[21] et un support mobile autonome a fait la fortune du livre, contrairement à l'épigraphie ou à toute autre forme de communication fixée, par exemple.

En revanche, dans un mouvement dont on peut dater les origines avec la naissance du cinéma, une large partie des oeuvres de la communication contemporaine ne se laisse saisir que par la médiation d'un appareillage technique plus ou moins complexe. Il s'agit de dispositifs de lecture sans lesquels l'accès au message est impossible. Une pellicule qui n'est pas insérée dans un projecteur, un microsillon sans platine, une disquette ou un cédérom éloignés de tout ordinateur[22], un fichier html privé de navigateur sont, au sens strict du terme illisibles. L'homme est face à eux démuni alors que son corps est un support suffisant pour percevoir et interpréter tout objet classique de la communication comme un écrit, une peinture, un air chanté en direct.

André Leroi-Gourhan[23]a clairement expliqué que cet animal au corps si fragile qu'est l'homme (il n'a pas de griffes, pas d'ailes, pas de bois sur la tête pour affronter ses ennemis), s'est développé comme espèce en « exsudant » des « prothèses » sous la forme d'outils, plus tard de machines ou de complexes industriels puissants qui ne renvoient plus au corps individuel, mais au corps social de l'espèce. Parmi ces prothèses, les outils de scripture figurent en bonne place, car ce sont eux entre autres qui ont permis l'extériorisation d'une «mémoire sociale », autre thème cher au grand anthropologue. Or il nous faut considérer qu'une part croissante de ce patrimoine mémoriel n'est pas accessible sans machines reproductrices, machines lectrices, machines de transmission. Ce transfert du technique du côté de la réception, alors qu'il n'existait que du côté de la production, introduit des ruptures fondamentales dans le rapport au document.

Si ce rapport au document ne peut se faire que par le truchement d'une machine, cela implique un rôle de la machine dans cette conformation, qui doit être admise pour qu'ait lieu l'acte de lecture, mais qui peut aussi parfois l'altérer[24]. L'affichage sur les écrans induit des formes de lecture qui sont présentées comme « transparentes » mais qui font en fait intervenir toute l'épaisseur des différentes couches et strates de la composition machinique des textes et des documents[25] D'autre part, si cette dimension vaut déjà pour les techniques qualifiées d'analogiques, comme le film ou l'enregistrement sonore, le document numérique témoigne, lui, d'une dimension supplémentaire, en ce sens qu'il est doublement « lu » ou interprété par les machines. Il ne s'agit pas simplement de placer un support de celluloïd entre une source lumineuse et une lentille grossissante, mais de transformer des informations numériques en signes interprétables par des architextes, puis lisibles par l'homme et de les afficher sur un écran. Il y a donc plusieurs niveaux de « lecture » successifs avant d'arriver à produire un document lisible par l'homme.

Le terme « numérique » dans la généralité de sa promesse technologique, ne précise rien. Aujourd'hui, tout document produit, ou presque, tend à connaître un état transitoire sous forme de document numérique. Mais cette nouvelle phase d'industrialisation du process de fabrication n'induit pas forcément des changements dans l'état final du document, tel qu'il est rendu au lecteur, à l'auditeur, au spectateur pour être consommé. Un média comme la radio par exemple, témoigne d'une remarquable stabilité de forme pour l'auditeur, alors même que tout le processus de fabrication des émissions et surtout d'archivage est en voie de bouleversement total. Le journal imprimé, comme le livre, est loin d'être condamné, par ce qu'on a appelé les « nouveaux médias ». En revanche, il conviendrait d'isoler, ou de réserver le terme de document numérique uniquement aux documents ou à la phase d'édition des documents qui ne retrouvent pas une forme « analogique » mais subsistent sous une forme consultable au moyen d'un appareillage électronique. Il en est ainsi des cédéroms et des sites web par exemple.

Quelles caractéristiques du « document numérique » ?

On avance d'ordinaire un certain nombre de traits distinctifs pour caractériser le « document numérique ».

Ouverture

Le document traditionnel, à l'issue de son processus de fabrication, est livré dans une forme rigide, définitive, qui ne laisse pas d'autre place à l'intervention du lecteur qu'un ajout de l'extérieur, une empreinte supplémentaire qui ne modifie pas le cœur du document. Un livre peut être corné, annoté, souligné, surligné, mais cette intervention du lecteur n'est qu'un dialogue différé, amoindri et pour tout dire vain avec l'auteur. À l'inverse, un fichier texte, qui serait, dans une logique traditionnelle, une version préliminaire du document, peut transiter par les réseaux comme le document lui-même. Il est, sous cette forme, susceptible de subir toutes les altérations, voulues ou non. Le numérique ne produit pas ces altérations, car on ne l'a pas attendu pour fabriquer des faux, des écrits apocryphes, des contrefaçons, des témoignages truqués, mais il en facilite considérablement la manipulation. En recopiant des passages entiers de livres dans ses copies, le cancre analogique en profitait sans doute pour mémoriser tant bien que mal quelques notions, tandis que le cancre high tech peut se contenter de connaître les manipulations de l'architexte sous la forme du couper-coller.

Automaticité

Objet de calcul, le document numérique est paramétrable. Son découpage, classique, en zones logiques et signifiantes comme le titre, le texte, les paragraphes est également susceptible de fournir matière à un re-découpage permanent pour les besoins de l'édition multimédia par exemple, ou pour la création de méta-docu- ments ou de méta-textes comme dans le cas des listes-résultats produites par les moteurs de recherche.

Plasticité et recomposition

Ces caractéristiques découlent directement de ce qui précède. On a l'idée prégnante que le document s'est émancipé de son support. Qu'il est un ensemble de pièces, re-combinable à l'infini, et que en tant que tel, il échappe à sa définition classique. Mais il y a probablement là en partie une illusion ; même si cette possibilité intrinsèque introduit une dimension radicalement nouvelle, il convient d'être prudent dans l'analyse de ses effets. Premièrement, le passage d'un média à l'autre n'est pas si fluide que cela. D'autre part, cela suppose que l'on puisse isoler des éléments hors contexte et les re-combiner sans qu'il y ait un travail d'écriture associé. Ensuite, cela fait bon marché de toutes les difficultés que l'on rencontre lorsque ce passage se fait de manière automatique. Enfin c'est faire l'impasse sur la rémanence des formes classiques, qui sont en permanence mimées dans les médias informatisés. Le rôle de l'impression dans la consultation des documents n'est pas à négliger et de nombreux sites, à commencer par les fournisseurs de courrier électroniques proposent désormais une « version imprimable » distincte de l'affichage à l'écran. « L'écrit d'imprimante, rappelle Emmanuel Souchier, présente ceci de particulier qu'il renoue avec le lien indéfectible que l'écriture entretient toujours avec son support. »[26]Dans le même ordre d'idées le succès du format PDF devenu un véritable standard témoigne d'une volonté de ramener le document numérique dans des formes lisibles qui rappellent celles de l'écrit imprimé classique.

Rôle de l'outil

Avoir besoin d'un appareillage technique pour déchiffrer un document n'est pas une caractéristique qui suffit à elle seule à caractériser le document numérique puisque, comme nous l'avons vu, toute oeuvre caractérisée par sa « reproducti- bilité technique »[27], nécessite, pour être abordée, un appareil reproducteur. Cependant la situation d'un spectateur face à un écran de cinéma ou un téléviseur, n'est pas la même que celle du lecteur qui consulte un document sur une interface d'ordinateur ou sur son « assistant personnel numérique ». Dans ce dernier cas, le document ne s'affiche pas seul, ou rarement, mais toujours dans le cadre ou dans la mise en abîme de cadres qui jouent à la fois le rôle d'un appareil de lecture et d'un appareil d'écriture. L'équipe qui a travaillé sur les médias informatisés pour une étude commandée par la Bibliothèque publique d'information, a qualifié d'« architextes » ces éléments par lesquels le texte parvient à l'existence dans le cadre des médias informatisés.

Du banal traitement de texte au logiciel d'écriture multimédia, on ne peut produire un texte à l'écran sans outils d'écriture situés en amont. Ainsi le texte est-il placé en abîme dans une autre structure textuelle, un « architexte », qui le régit et lui permet d'exister. Nous nommons architexte (de arkhè, origine et commandement), les outils qui permettent l'existence de l'écrit à l'écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l'exécution et la réalisation. Autrement dit, le texte naît de l'architexte qui en balise l'écriture. Structure hybride, héritée tout à la fois de l'informatique, de la logique et de la linguistique, l'architexte est un outil d'ingénierie textuelle qui jette un pont nécessaire entre la technique et les langages symboliques.[28]

Pour reprendre une de nos interrogations du début, on voit ici le caractère fécond de l'interrogation interdisciplinaire. L'analyse littéraire, à la suite par exemple de Genette (dont le concept d'architexte est différent de celui évoqué ici), a mis en lumière les notions de para et de péritexte. Ce qui, en dehors ou à côté du texte, en forme malgré tout partie et le détermine. Dans la documentation traditionnelle, il n'est pas question de confondre le document et son système de classification. La fiche est dans le meuble central et le livre est sur le rayon de la bibliothèque. L'une constitue le signe de l'autre et son réfèrent. Mais dans le document numérique, des parties adjacentes ou sous-jacentes, qui peuvent être l'affichage de l'architexte du navigateur web, ou le descriptif des « méta- données » contenues dans le fichier source font partie intégrante du document, qui apparaît dès lors comme une agglomération d'éléments qui se présentaient auparavant dans des formes spécifiques et disjointes.

Le document dans tous ses états

L'expression « document numérique » apparaît in fine, somme toute, mal formée, tout comme l'est celle des « nouvelles technologies de l'information »[29]. Elle est confuse, car tout en mettant au centre de la réflexion une dimension technique qui nous paraît trop souvent ignorée, elle uniformise une trajectoire du document qui se caractérise plus par une série de métamorphoses successives que par une trajectoire linéaire dans un environnement technique donné. Tout document produit au début du XXIe siècle est, à un moment de son cycle, numérique. Ce que tu as entre les mains, ami lecteur, sur une table de bibliothèque, dans un train, dans un fauteuil, cet ensemble de feuillets encollés sur la tranche qui forme le numéro 140 de la revue Communication & langages a été un ensemble de fichiers rédigés sur écran dans un traitement de textes par différents auteurs, et retravaillés en PAO par des professionnels de l'édition, avant de s'incarner sur un support fait de fibres végétales imbibé partiellement d'encres chimiquement composées. Avant d'être une revue d'encre et de papier, ce document fut trace lumineuse sur des écrans. Il fut numérique, il le sera à nouveau s'il est décidé d'en offrir une consultation sur un site web. Mais dans ses métamorphoses successives, il a acquis des parures formelles qui le distinguent en fonction des supports sur lesquels il est destiné à être appréhendé. L'identifier de façon définitive, par Fhypostasie d'un seul de ses moments, c'est courir le risque de décaler le champ de l'innovation là où il n'a pas de raison d'être et de perdre de vue les dimensions immanentes de la lecture qui resurgissent toujours par-delà les modifications de l'objet : le sens formel, l'ordre visuel, la dimension graphique, qui, par-delà les exigences nécessaires de la fabrication technique, caractériseront encore longtemps la réception de l'écrit.

DOMINIQUE COTTE

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  1. 1. Paul Ricoeur, « Qu'est-ce qu'un texte ? Expliquer et comprendre », in R. Bubner et al, Hermeneutik und Dialektik, repris dans Du texte à l'action, Seuil, 1998.
  2. 2. Umberto Eco, Le signe, Seuil, 1992.
  3. 3. Daniel Bougnoux va jusqu'à écrire : « La discipline ambitieusement baptisée 'sciences de l'information et de la communication' souffre d'une maladie infantile, le flou persistant de ses concepts de base. », La communication contre l'information, Hachette, 1995.
  4. 4. Umberto Eco, La production des signes, Le livre de poche, 1992, p. 74.
  5. 5. Humbert Lesca, Veille stratégique, Aster, 1994.
  6. 6. C'est pourquoi la notion « d'énonciation éditoriale », défendue par Emmanuel Souchier, est fondamentale ; « L'image du texte. Pour une théorie de renonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, n° 6, 1998.
  7. 7. Mikhaïl Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage, Minuit, Paris, 1977.
  8. 8. Roger Chartier, Henri- Jean Martin, Histoire de l'édition française, Fayard, 1990. D.F. Me Kenzie, Making meaning, "Printers of the mind" and other essays, University of Massachussets Press, 2002.
  9. 9. On se reportera ici au travail collectif de synthèse signé Roger Pédauque : « Document : forme, signe et médium, les re-formulations du numérique. » http://rtp-doc.enssib.fr/pedauque/index.html. Plusieurs séminaires de recherche se sont constitués dans le cadre du Réseau Thématique Pluridisciplinaire 33 (RTP Doc http://rtp-doc.enssib.fr) du CNRS, dont un temps fort sera constitué par la semaine du document numérique (http://sdn2004.univ-lr.fr/) de la Rochelle en Juin 2004.
  10. 10. Voir sur ces sujets, Philippe Breton, L'utopie de la communication, La Découverte, 1997 et Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne, espace public et vie privée, La découverte, 2004.
  11. 11 . La notion de signature électronique est d'ailleurs un des éléments sur lequel achoppe encore partiellement la généralisation des transferts de documents numériques entre entreprises ou administrations.
  12. 12. Robert Escarpit, L'information et la communication, théorie générale, Hachette, 1991.
  13. 13. Voir à ce sujet le commentaire d'Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l'information ?, Presses du Septentrion, 2001.
  14. 14. « Autre chose : quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n'est point l'affaire ; de plus, il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s'adresser. Que par ailleurs s'élèvent à son sujet des voix discordantes et qu'il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est capable ni de se défendre ni de se tirer d'affaire tout seul. » (Platon, Phèdre, Garnier-Flammarion, Paris, 1989).
  15. 15. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton, La folle du logis : la télévision dans les sociétés démocratiques, Gallimard, 2003.
  16. 16. Voir notamment Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, 1992, Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Seuil, 1965.
  17. 17. Historiquement la « documentologie » ou la documentation, élaborée essentiellement dans le contexte de la gestion des bibliothèques, s'affirme comme gestion de ces artefacts comme des objets tout prêts, puisqu'elle intervient après que ceux-ci aient été fabriqués et diffusés. On consultera notamment à ce sujet, pour une histoire de ces disciplines et de ceux qui les ont fondées Sylvie Fayet- Scribe, Histoire de la documentation en France, CNRS Éditions, 2000. Actuellement, et ce n'est pas une des moindres conséquences des développements du numérique, les contours de la gestion documentaire dans les entreprises se trouvent totalement redéfinis. Si traditionnellement le centre de documentation était amené à gérer des produits d'édition tels que des revues, des livres, des magasines ou à rechercher de l'information dans des bases de données, il existe aujourd'hui tout un pan de la « gestion documentaire » qui s'attaque aux documents de travail : notes, rapports, courriers, courriels, contenus d'intranets et de portails, etc.
  18. 18. Carolyn Marvin, When old technologies were new, Oxford university press, 1990, voir aussi sur les mêmes thèmes, Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne, espace public et vie privée, Lu découverte, 1991.
  19. 19. Pour Bernard Stiegler, tout acte de lecture est en même temps acte écriture. Bernard Stiegler, « Machines à lire », Autrement, n° 121, 1991.
  20. 20. Celle-ci comprise comme prolongement du corps. Georges Perec disait qu'il n'y a pas que les aveugles à être gênés pour lire, il y a aussi les manchots.
  21. 21. Sur la dimension corporelle de la communication, voir Philippe Quinton, in Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, et al., Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, op. cit.
  22. 22. La question de la pérennité des supports de lecture se pose avec acuité pour tous les organismes chargés de conservation patrimoniale sur des supports autres que l'écrit: l'INA doit conserver, pour visionner les vidéos un pouce et deux pouces, les magnétoscopes adéquats, le Centre des Archives Contemporains de Fontainebleau transfère régulièrement sur de nouveaux supports les sources statistiques des recensements, autrefois sur bandes magnétiques, sur disquettes floppy cinq pouces un quart, etc.
  23. 23. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, 1977.
  24. 24. A. Béguin,. La discipline du lisible, Habilitation à Diriger des Recherches, Lille : Université de Lille 3, 2003.
  25. 25. Dominique Cotte, Marie Després-Lonnet, Cécile Roques, « Signe et sens à l'ère du numérique », H2ptm 2003.
  26. 26. Emmanuel Souchier, « Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des pratiques », Interdisciplines, the future of web publishing, Centre Jacques Cartier, Janvier 2003. À paraître aux presses de l'ENSSIB, Lyon, 2004. http://www.interdisciplines.org/desfispublicationweb/ papers/18/1/5.
  27. 27. Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, [1972], Éditions Allia, 2003.
  28. 28. Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, et al, Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés, Bibliothèque publique d'information, Paris, 2003, p. 23.
  29. 29. Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des nouvelles technologies de l'information, op. cit.