Circonstances de l'ennui

De IRHM.MP
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"[L'ennui est un état fondamental de l'âme] difficile à apprécier de nos jours. Il faut reconnaître que le CNRS est une des rares institutions qui permette de le retrouver. Ainsi, Vincent Lafforgue, qui vient d’avoir un très grand prix, a exactement ce fonctionnement-là. Il est capable de s’isoler pour réfléchir à un problème pendant des années, pratiquement en état sous-marin. Cette capacité lui donne la profondeur nécessaire pour faire de grandes découvertes. C’est un miracle que le CNRS le permette. C’est un système très différent de celui des ERC (European Research Council) ou de la NSF aux États-Unis. Les jeunes y sont constamment en train d’écrire des articles, et doivent constamment montrer qu’ils sont productifs. C’est une perversion qui a pour conséquence de créer des féodalités scientifiques et qui n’autorise pas la diversité. Il nous faut préserver cette chance inouïe qui permet à certains de s’isoler et de retrouver cet état de recherche fondamentale tellement important, tellement créatif et tellement impossible à apprécier, à juger à courte échéance. Ce qui est terrible dans ces modes de sélection sur projet c’est que l’on demande aux chercheurs de dire, à l’avance, ce qu’ils vont trouver. C’est ridicule, en physique comme en maths. Si l’on savait ce que l’on va trouver, la discipline perdrait son intérêt. Ce qui est vraiment intéressant, ce qui est vraiment excitant, c’est justement de se pencher sur un problème et puis, au détour d’un chemin, de trouver quelque chose que l’on n’attendait absolument pas.

"J’ai eu récemment à faire un exposé au Collège de France sur le langage mathématique. Je me demandais de quoi j’allais parler. Et puis finalement j’ai choisi de parler du théorème de Morley. Morley a trouvé ce résultat par accident. Il cherchait des choses beaucoup plus compliquées, et il est tombé là-dessus ! L’énoncé en est très simple. On prend un triangle quelconque. On coupe chacun de ses angles en trois parties égales. Et puis on intersecte deux à deux les droites correspondantes. Le théorème de Morley dit que le triangle ainsi obtenu est équilatéral.

"C’est très dommage de corseter la recherche dans un carcan de plus en plus administratif, parce que, finalement, cela incite les chercheurs à se confiner à des petits problèmes dans lesquels ils peuvent faire des petites avancées, et ne favorise en rien les grandes découvertes."

Alain Connes

La géométrie et le quantique